iGFM-L’article 277 du Code de la famille qui régit la puissance paternelle et accorde au père l’ascendant dans l’éducation, l’entretien et le respect des droits de l’enfant, enlève pratiquement à la mère toute responsabilité sur son enfant. Une disposition jugée discriminatoire par certains observateurs et qui est source de difficultés envers les femmes divorcées ou abandonnées. Le Comité technique mis en place depuis deux ans pour réviser les lois discriminatoires, dont cet article 277, compte s’appuyer sur le Collectif des femmes parlementaires pour sensibiliser et faire adopter les nouvelles propositions. Les histoires de Josépha, Seynabou, Aminata et Sokhna, qui témoignent toutes sous anonymat, devraient les aider dans leur réquisitoire politique.
La douleur a une odeur. Celle de l’air marin qui accompagne Josépha, lorsqu’elle émerge de derrière la réception avec un
sourire qui n’atteint pas ses yeux. Elle se tient debout, rigide et légèrement voûtée, au bout du sentier qui serpente dans les entrailles du Cap dakarois pour se jeter dans le ventre de l’Atlantique. Son bureau, un petit morceau de bonheur posé en front de mer et dont le hall est illuminé par le soleil de midi. L’espace hôtelier, pensé pour s’intégrer dans la nature, est décoré de manière tribale. Des tables basses en lattes surmontées de balafons, côtoient des chaises tressées en nid d’oiseau. Tandis que le jeu des couleurs, entre l’ocre, le bois et le vert océan, confère à l’ensemble une atmosphère sereine. Accentuée par la très faible fréquentation de la basse saison. Assise là, les vêtements balayés par la brise, Josépha détonne. Son regard, vierge de tout artifice, est éteint et son rire aussi mécanique que le tic qui agite ses phalanges. Elle ne parle jamais trop fort, ne sourit que par dépit et ne se laisse jamais submerger. Même lorsque dans sa voix, grondent les trémolos. L’on n’entend d’ailleurs plus que cela.
Les tourments de Josépha
Elle n’avait pas alors la maturité de ses 40 ans, non plus la naïveté de l’âge inconscient. Lui est musulman, elle catholique, ils ne sont pas mariés. De leur amour, naît une petite fille. Cri de la vie, fuite du géniteur. Josépha est père avant d’apprendre à être mère. Ainsi est le fardeau de l’amour. Le bonheur se nourrit dans les difficultés à éduquer seule une fille. Sa fille. Jusqu’à ce que, six années plus tard, la violence de l’administration lui dénie ce droit. «Pour diminuer les coupes fiscales sur mon salaire, je demande la déduction de part de ma fille. L’on me fait savoir que c’est impossible, puisque je ne suis pas chef de famille et que je n’ai, par conséquent, pas la puissance paternelle
qui doit me permettre cette prise en charge», raconte-t-elle, en étirant encore sa bouche dans ce rire sarcastique.
Article 277 du Code de la famille au Sénégal : «La puissance paternelle sur les enfants légitimes appartient conjointement au père et à la mère… Elle est exercée par le seul père dans le cadre du mariage et peut être accordée à la mère, en cas de séparation…» Mais encore faudrait-il qu’elle en fasse la demande auprès du Tribunal départemental. La plupart des femmes abandonnées connaissent très peu leur droit, spécifiquement ce texte de loi. Pour elles, la réalité de leur situation de parent isolé est le seul code qui vaille. Durant 6 ans, Josépha a été «celle qui reste». Elle susurre, d’une voix crispée : «J’ai mis cette enfant au monde, je l’ai éduquée, mise à l’école, subvenu à tous ses besoins et la loi vient me dire qu’elle ne me reconnaît pas en tant que responsable.» La bataille s’annonce. Absences répétées au travail, passages réguliers à la boutique de droit de l’Association des femmes juristes (Ajs), frais d’enrôlement, honoraires d’avocat, d’huissier… Elle perd beaucoup de temps et d’argent, parce qu’elle n’est pas, selon la loi, née avec le bon sexe. C’est peu à côté de la violence morale qui sous-tend la procédure. Hormis des crises sporadiques, le père a complètement disparu de la circulation. Josépha est obligée de le retrouver, quitte à passer par la mère de celui-ci. «C’est humiliant», s’insurget-elle.
Les trémolos grondent plus forts, plus près. Au loin, une vague vient frapper la roche. Elle lui laissera la cicatrice de son passage. Tout comme l’audience de confrontation aura marqué à jamais la mère célibataire. Devant l’autorité, le géniteur retrouve ses ailes de père. Il réclame la garde
alternée et invoque son héritage religieux pour mettre hors de course la catholique. Le juge ne se laisse pas embobiner et signe l’ordonnance qui accorde la puissance paternelle à Josépha, après 4 mois de procédure. Il est pourtant trop tard pour son amour propre. «En tant que mère, on te met plus bas que terre».
Centre-ville de Dakar : A la Direction des droits humains (Ddh), démembrement du ministère de la Justice, perchée au 3e étage de l’immeuble à façade bleue, avenue Jean Jaurès, on est parfaitement conscient du caractère discriminatoire de l’article 277 du Code de la famille. Le Directeur coordonne depuis janvier 2016, le Comité technique de révision des dispositions législatives et réglementaires discriminatoires à l’égard des femmes, qui a pour mission d’étudier et de proposer la révision et l’harmonisation des lois et règlements nationaux avec les Conventions internationales ratifiées par l’Etat du Sénégal. En clair, le Sénégal a ratifié, selon le Journal officiel, depuis janvier 2000, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedef) et depuis janvier 2005, le Protocole à la charte africaine des droits de l’Homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique, communément appelé Protocole de Maputo. Deux textes internationaux qui l’obligent juridiquement à corriger les discriminations basées sur le genre. D’où l’existence de ce Comité.
Ce jour-là, Moustapha Kâ, magistrat, expert en matière de traite de personnes et directeur de la Ddh qui revient d’un long voyage de travail en Asie, donne rendez-vous dans son
bureau. Débauche d’espace qui capte toute la lumière de la baie vitrée côté ouest. Sur la moquette, des cartons juxtaposés de quelques brochures de sensibilisation concernant les droits des femmes. Elles ne seront jamais distribuées au grand public. «Des années de travail perdues à cause d’un désaccord avec l’utilisation d’un mot», souffle avec lassitude, le directeur. Le droit est ainsi qu’il utilise les vocables, les virgules, les points, avec une précision chirurgicale. Un travail de fourmis qui explique, en partie, le retard dans l’adoption des propositions de révision de textes apportées par le Comité, y compris des réformes relatives à la puissance paternelle.*
Dans sa nouvelle rédaction, l’article 277 perd son marqueur masculin. L’intitulé «Puissance paternelle» laisse la place à «Autorité parentale» pour consacrer l’équité des rôles du père et de la mère. «Durant le mariage, l’autorité parentale est exercée en commun par les père et mère. La nouvelle version prévoit le cas où elle peut être exercée par l’un des parents, à cause de l’incapacité, de l’absence, de l’éloignement de l’autre conjoint», explique Moustapha Kâ, en tirant un feuillet sous une grosse pile de dossiers. Il y en a quelques dizaines sur son large bureau, tous seront examinés dans le cadre du plan de travail annuel 2018 de la Ddh. Avec une attention particulière pour l’adoption des propositions de révision des textes jugés discriminatoires.
«Il n’est pas trop tôt», ironise Seynabou, arrachant un éclat de rire à son fils qui joue à ses pieds. Le garçonnet est bien trop jeune pour comprendre, son rire est juste une réaction aux mimiques de sa mère. Lorsqu’elle parle, Seynabou installe un code de connivence. Elle secoue énergiquement la tête dans ses dénégations, appuie ses plaidoiries par des touchers, roule des yeux pour marquer le ridicule d’une situation. Surtout, elle n’oublie jamais de placer, par intermittence, un ou deux mots en français pour son fils. Le garçon, 5 ans, est assis sur le tapis du salon, entouré de ses multiples jouets. Des voitures, des téléphones portables… Une demi-douzaine de téléphones. Les uns en toc, les autres en vrai, mais endommagés. Ils lui servent à noter les numéros de tous les visiteurs et surtout à appeler son papa. Figure sur laquelle il n’a jamais posé les yeux, même lors de son baptême. «Je lui dis qu’il est en voyage», chuchote Seynabou, en tirant sur son voile. Elle n’aurait de toute façon pas pu trouver une raison à l’inexplicable. Que se passe-t-il dans la tête d’un mari qui abandonne sa femme, après seulement un mois de vie commune ? Pour quelles raisons, un père refuserait-il de donner à son fils une existence légale ? Instabilité, irresponsabilité, maraboutage ? Peu importe, la société préfère de toute façon acculer la femme. Les questions, la stigmatisation, la culpabilité. Certaines se complairaient dans le fatalisme. Seynabou n’est pas faite de ce bois. Il n’y a qu’à la voir guider la voiture qui nous emmène chez elle à travers la ruelle ensablée, en lointaine banlieue dakaroise. Ou à intimer le silence au visiteur qui vient de surgir dans la cour cosy de sa maison. Elle a du caractère et aucune loi ne peut le lui enlever. «Cinq mois après sa naissance, mon fils n’existait toujours pas. A cause d’une loi complètement déphasée». Le maire de la commune se souviendra du météore qui est passé en audience dans son bureau, certificat de mariage et constat d’abandon de famille en main. Il a fallu tout de même, manœuvrer la belle-sœur, témoin dans l’affaire, pour donner enfin à l’enfant une existence légale. Lorsqu’elle se souvient de cet épisode, elle rit de malice, tourne la tête vers son garçonnet, maintenant occupé à se servir un gobelet d’eau à la fontaine placée dans un coin du salon. Leurs yeux se rencontrent, fusion de tendresse et de complicité. Pourtant, derrière le masque, la peur. Elle cache un lourd secret qui pourrait compromettre sa relation avec son enfant. C’est ce qu’elle pense, c’est surtout ce que la culture lui dicte. Son fils a deux ans, quand elle décide de s’accorder une petite trêve avec lui en France. Elle a tout planifié, sauf les dispositions de l’article 277 du Code de la famille. Il faut la signature du père, seul détenteur de la puissance paternelle. Le certificat du divorce n’y fera rien. Le «déserteur» profite du privilège accordé par la loi pour imposer sa volonté. Son fils n’ira nulle part et tant pis, si le billet d’avion est déjà réservé. Pis, si l’enfant est sevré trop brutalement. «C’est de la méchanceté et c’est la loi qui l’autorise à me faire du mal», s’insurge-t-elle. Elle revient de vacances avec une idée en tête, déchoir ce père de la puissance qu’il exerce sur son fils à elle. La société, sa propre famille, s’y oppose. Il faut conserver les apparences, au risque de perturber le développement de l’enfant. Seynabou ira jusqu’au bout de sa bataille. Ce ne fut pas difficile, le père n’a répondu à aucune des convocations de la justice. Pourtant, la rumeur ne retient qu’une chose : la mère a attaqué le père pour lui enlever son enfant. Alors, Seynabou a peur du jour où elle devra apprendre à son fils qu’elle a réclamé la puissance paternelle. Avec la révision de la puissance paternelle en autorité parentale proposée par le Comité technique, cette procédure devrait être supprimée. Un poids de moins pour la femme abandonnée.
En face du Samu municipal de Liberté 6, trône un building avec une façade en baie vitrée au premier niveau, qui offre le spectacle d’hommes et de femmes dont les corps sont figés dans des angles improbables Dans le hall, l’atmosphère est toute autre. Une télé suspendue au mur, distille des chants coraniques. Derrière l’unique porte du 2e étage, les couleurs, mauve et rose, de l’Ajs occupent l’espace dans une disposition savamment orchestrée. En fil d’Ariane vers les quatre bureaux du siège. Depuis 44 ans, avocates, magistrates, huissières, notaires, inspectrices de travail, conseillères juridiques, professeures en droit… travaillent sans relâche et bénévolement au développement du droit et à la promotion de la femme et des enfants. Leur engagement et leur apport politique ont, ces dernières années, fait gagner à la femme sénégalaise les lois sur la parité, la nationalité, l’équité fiscale et l’accès à certains corps de métier. Avec ses plaidoyers sur la Mise en œuvre par le Sénégal de la Cedef et l’harmonisation du droit sénégalais avec la Cedef et le protocole de Maputo, l’Ajs a naturellement été coptée comme seule organisation de femmes au Comité technique. «Dans sa rédaction actuelle, l’article 277 entraîne des conséquences néfastes pour la mère qui, n’ayant pas en charge juridiquement ses enfants, ne peut leur assurer ni une prise en charge médicale, ni percevoir pour eux des allocations familiales. La femme mariée est considérée comme n’ayant personne en charge et fait donc l’objet d’une discrimination fiscale. C’est bien donc qu’il y ait consensus autour du terme autorité parentale», dit Awa Tounkara, secrétaire exécutive de l’Ajs. A l’absence de la présidente, à New York (Etats-Unis) pour la 62e assemblée générale du Comité de la condition de la femme (CSW) du 12 au 23 mars, et malgré un agenda overbooké, elle reçoit avec le sourire. Avec l’expérience,
l’Ajs a appris à voir le problème dans sa globalité. En l’occurrence pour le Code de la famille, on ne peut vouloir supprimer les discriminations basées sur le genre, sans s’attaquer à la hiérarchisation des sexes instituée par l’article 152 qui fait du mari le chef de la famille. C’est en vertu de ce statut que la femme (agent public) est plus imposée que l’homme, qu’elle n’a aucune responsabilité sur la famille ou la résidence du ménage et qu’elle a peu de droits sur ses enfants. «Cet article ne colle plus aux réalités sociales. Nous conseillons donc de l’abroger tout simplement», explique la secrétaire exécutive, de sa petite voix.
Le Comité technique, composé en partie de magistrats, de représentants des ministères de la Femme et de la Justice, n’a pas accueilli cette révision avec enthousiasme. Des deux côtés, on sait qu’il faudrait pourtant faire des concessions pour remplir la mission. La question est de savoir au détriment de qui. Moustapha Kâ, directeur des droits humains : «Le rôle des femmes dans la révision du Code de la Famille est déterminant et leur plaidoyer doit être mené suivant une approche efficace, en tenant compte des réalités socioculturelles et religieuses de notre pays.» Une stratégie que l’Ajs n’a pas tardé à mettre en œuvre auprès du Collectif des femmes parlementaires.
«C’est un défi à relever et on le fera». La députée Sira Ndiaye répète cette phrase comme un mantra. Comme pour se prouver que la 13e Législature jouera sa partition politique dans le renforcement des droits de la femme. A l’Assemblée nationale depuis près de 7 ans et secrétaire élue, elle a tenu,
le 11 mars dernier, le rôle de rapporteuse lors du dernier atelier de mise à niveau dispensé par le Comité technique au Collectif des femmes parlementaires. Ce n’est pas la première fois que le Comité passe devant elles, mais à chaque fois, ce sont des débats contradictoires autour de certains points, comme la puissance paternelle ou le statut de chef de famille. Certaines ont épousé le plaidoyer de l’Ajs, d’autres demandent encore à être convaincues sur l’utilité d’abroger l’article 152 du Code de la famille. C’est le cas de la formation politique du Parti de l’unité et du rassemblement. Issu des rangs du mouvement religieux Moustarchidines wal Moustachidates, le Pur a fait sensation aux dernières législatives, en se plaçant 4e force politique pour sa première élection et en obtenant 3 sièges. Oulimata Guiro est la seule femme Pur à l’Assemblée et en cette qualité, elle a assisté aux débats du 11 mars sur la pertinence de l’abrogation de l’article 152. Avec un sentiment mitigé. Elle explique : «Au Pur, on veut bien changer le statut de chef de famille, s’il s’agit de rendre la femme économiquement autonome. Mais, nous avons nos réalités religieuses qui font qu’on ne peut pas être d’accord quant à la suppression de la hiérarchisation des sexes.» Un point de vue qui s’approche plus de la discipline de parti que de la conviction personnelle. La poire pourrait être coupée en deux, avec la proposition du terme neutre «Responsable de famille», à la place de «Chef de famille». Ce, pour ne pas risquer de heurter les sensibilités religieuse et culturelle du pays.
Aminata et Sokhna n’ont pas encore réussi à obtenir la délégation de la puissance paternelle. Établies
respectivement en Espagne et en France, elles se sont résolues à faire appel, pour l’une, à la nationalité espagnole, pour faire voyager sa fille dans son pays natal et pour l’autre, «à emprunter le circuit clandestin des faux-papiers», pour faire venir son enfant en France. Sans avoir à passer par la signature d’un homme qui n’a jamais pris ses responsabilités de père. L’une fait face à une précarité psychique causée par les multiples refus de collaboration de l’ex-mari. L’autre s’est empêtrée dans le tourbillon de l’illégalité, conséquence d’un divorce qui a mal tourné. A elles deux, elles représentent tout ce que l’article 277 du Code de la famille a de plus violent et discriminatoire à l’égard de la femme.