Il a plu ce matin là. Caprice de la météo parisienne. Le mois d’août n’y change rien, il a plu. Pas grand-chose, juste une averse. Juste de quoi tremper les réfugiés qui dormaient dehors, entassés en grappe aux pieds des arbres sur le quai Valmy, au niveau de la station de métro Jaurès, dans le nord de la capitale. Ceux qui avaient installé cartons, matelas et couvertures au sortir de la station de métro qui les surplombe n’ont pas essuyé la rincée. Ici le métro gronde en extérieur en passant sur un pont, protégeant ainsi le trottoir de la pluie et du soleil. Un camp de réfugiés s’y tient.
En 2015, un million de réfugiés seraient arrivés en Europe, fuyant conflits et persécutions, au Moyen-Orient et dans la Corne de l’Afrique, selon l’Organisation Internationale pour les migrants. En France, les autorités offrent rarement le minimum vital à ces gens qui se retrouvent à la rue, survivant de débrouille et de la solidarité d’associations et d’individus engagés.
A 8h, ce matin d’août, malgré le brouhaha de la circulation, certains réfugiés essaient de finir leur nuit. D’autres sont déjà levés et attendent, sur une placette, que des « soutiens », des membres de collectifs spontanés de citoyens, comme Soutien aux exilé.e.s, arrivent pour leur distribuer un petit-déjeuner. Les membres de ce collectif s’organisent via les réseaux sociaux. Valérie est une des premières sur place. Elle accueille les nouveaux soutiens, même si elle n’est elle-même pas très ancienne. Malgré « quinze jours seulement à faire de la distribution », elle déjà au fait de tout.
Le groupe de soutien grandit, au fur et à mesure des arrivées. Des tables sont improvisées sur des tréteaux et des planches, d’énormes sacs remplis de baguettes et pains, invendus de boulangeries, ramassés par différents membres du collectif, sont déballés. Des soutiens se mettent à les découper, pendant que plus loin d’autres tartinent : confiture, fromage, chocolat, c’est en fonction de ce qui a été donné.
En file indienne, les migrants font la queue pour se servir en boissons chaudes et tartines. C’est le premier repas de la journée. Peut-être le seul. Tout dépend de la capacité des bénévoles, de la nourriture achetée ou offerte, de la météo, mais aussi des rafles organisées par les forces de l’ordre qui dispersent les camps et enferment les réfugiés. Ce jour-là, ils sont peu nombreux à attendre un petit-déjeuner. A peine une centaine, les yeux encore ensommeillés, les traits tirés, preuve d’une mauvaise nuit. Dort-on vraiment quand on dort dehors ?
Un réfugié afghan s’approche des soutiens qui découpent le pain. Sans dire un mot il attrape une baguette et se met lui aussi à trancher et tartiner, pour faire avancer le travail. « Il nous aide souvent », explique Valérie. La communication est réduite. Il ne parle que pachtoune. Alors chacun sourit et se replonge dans sa tâche.
Bahia, thésarde en littérature, s’est beaucoup investie dans la distribution de nourriture et la coordination du groupe via les réseaux sociaux. En novembre 2015, au soir des attentats, elle s’inquiète. Elle qui depuis un moment ne lisait plus que des articles sur la question migratoire, se demande ce qu’il advient des réfugiés installés sur la place de la République, « ces gens qui avaient fuit la guerre et qui se retrouvaient dans le quartier où ça canardait ». Aujourd’hui elle a levé le pied : « Pour être moins dans l’urgence permanente et passer à d’autres actions, peut-être plus politiques, à de la sensibilisation aussi ».
Pendant des mois, comme d’autres, elle a donné un coup de main pour l’organisation de la distribution, la collecte des invendus auprès de commerçants généreux, la cuisine. Chacun fait ce qu’il peut : de la collecte à la distribution, de l’accompagnement chez le médecin jusqu’à l’aide pour remplir des documents. Elle l’a expérimentée, la cuisine crée du lien et constitue une porte d’entrée pour la défense des droits : « Il y a de nombreuses personnes qui, en faisant la distribution de nourriture, comprennent mieux la problématique, rencontrent quelqu’un qu’ils veulent accompagner, lâchent la distribution de nourriture pour faire des choses plus spécifiques. »
Cette expérience permet aussi aux réfugiés de se prendre eux-mêmes en main. « Au départ ce n’était que les soutiens français qui cuisinaient. C’était compliqué de faire autrement : nous n’avions pas de lieu à disposition, les campements étaient petits. Progressivement, nous nous sommes arrangés avec les réfugiés qui nous aidaient chaque fois pendant la distribution, et leur avons mis une cuisine à disposition. Nous avons alors pris l’habitude de créer des équipes mixtes entre soutien et réfugiés », raconte Bahia.
Parfois il y a des ratés : pas assez de nourriture, pas assez de soutiens présents. L’organisation n’est pas parfaite et Bahia ne l’imagine pas autrement : « Sinon cela signifie que nous faisons parfaitement le travail qui devrait être fait par les autorités, alors pourquoi le feraient-elles ? », interroge la jeune femme.
Enzo travaille dans l’accompagnement à la création d’entreprises sociales et solidaires. Quand il a du temps libre, lui aussi cuisine et distribue des plats. « J’ai rencontré des réfugiés pas loin de chez moi, à Porte de Saint-Ouen, c’est souvent la proximité qui fait que l’on se sent concerné. » Il fait partie du groupe de ravitaillement en nourriture depuis le début de l’année 2016, mais se dit peu sociable. Du coup, cuisiner est plus évident pour lui. Une fois la nourriture déposée, les soutiens présents sur le camp vont la distribuer « avec l’aide de réfugiés, qui se sentent concernés par leur propre sort, mais aussi par celui des autres ».
Mélanie* est dentiste. Elle se rappelle comment elle en est venue à aider les réfugiés. « C’était il y a un an environ, quelqu’un m’a demandé d’apporter des dentifrices. J’ai fait une collecte, puis je suis arrivée au campement. Là j’ai eu un gros choc. Je me suis dit que je ne pouvais pas déposer mes dentifrices et m’en aller comme si de rien n’était. Du coup je me suis renseignée pour trouver des groupes de soutien. Finalement, faire la cuisine ce n’est pas compliqué. »
Tout le monde ne passe pas ce cap : distribuer baguettes et bols de riz, ou passer plusieurs heures par semaine dans une cuisine prêtée pour l’occasion, n’est pas aisé. « Je ne comprends pas que l’on ait peur de gens qui ont fui un endroit où ils ne pouvaient pas rester, confie Mélanie. Oui, la réalité est violente : avoir un campement en bas de chez soi ce n’est pas évident. Mais imaginons le cas inverse : si je devais fuir, je serais contente que quelqu’un me tende la main. »
La démarche peut-être compliquée, comme l’explique Bahia : « C’est finalement simple d’entrer en contact avec les réfugiés, parce que j’arrivais avec un but précis : je venais pour distribuer de la nourriture. Mais cela peut être gênant, l’impression qu’il peut y avoir un côté voyeur. Arriver avec une marmite donne une raison à sa présence, facilite la rencontre. » Delphine le dit : « Beaucoup de gens ne savent pas trop quoi faire. Je comprends que ce soit difficile de s’impliquer. C’est effarant car, quand tu es sur un camp, il y a des moments de grande tristesse. » Des alternatives ont ainsi vu le jour pour créer des ponts entre réfugiés et riverains, pour construire une autre image des migrants.
En juillet, un bar parisien a accueilli un diner solidaire au profit des réfugiés. Enzo est à l’origine de l’initiative. Il organisait déjà le même genre d’événements pour des personnes sans domicile fixe. Malgré la pluie et le match de foot de l’équipe de France contre l’Islande en Coupe d’Europe, plus de 300 convives se retrouvent dans le Point bar, plein à craquer. Comme promis sur Facebook, les gens se sont déplacés pour venir déguster un diner préparé par Enzo, Mélanie et Emad, réfugié syrien. Ils se sont retrouvés à 11h du matin pour commencer à cuisiner, après que Enzo ait passé trois jours à faire le tour de Paris pour récolter les denrées alimentaires.
A 21h, les 200 repas initialement prévus sont servis. Il a fallu se remettre à cuisiner pour les cent autres convives, arrivés sans s’annoncer. Preuve que la solidarité peut fonctionner autrement, que la cuisine est un langage commun. Au final, le diner né de l’engagement de citoyens, qui prennent « du temps sur leur vie » comme le dit Mélanie, aura permis de récolter 1560 euros pour le ravitaillement des réfugiés. Une belle initiative mais qui laisse un goût amer à Mélanie : « C’est quand même triste de se dire que l’on ne peut pas nourrir tout le monde. »
Enzo est parfois énervé et raconte s’investir en fonction de ses « pics de colère ». Il se rappelle du campement à la Halle Pajol et de ses 1500 réfugiés à la rue qu’il fallait nourrir « beaucoup avec l’aide des réfugiés eux-mêmes », insiste-t-il. Il voit son bénévolat comme une course de fond : « Les autorités n’offrent pas de solution, alors même que nous sommes en partie responsables de la situation ». Il comprend que tout le monde ne puisse pas donner de son temps, ou ne sache pas comment faire. « Je pense aussi que les gens ne se rendent pas compte de la réalité et de ce qu’il se passe. » Ce dîner solidaire est un bon entre-deux : amener des gens qui ne savent pas forcément comment agir, mais qui ont quand même envie de faire un geste. « Ici on arrive à aborder le sujet de la migration autrement. »
Pour Enzo il y a aussi une boucle dans ce diner. Ce soir-là en cuisine, Emad Shoshara, réfugié syrien de 33 ans, est venu donner un coup de main et par ce geste faire tourner la roue de la solidarité. En juin dernier, à l’occasion de la Journée mondiale du réfugié, il a participé à un autre événement : Refugee Food Festival, organisé par l’association Food sweet food, durant lequel des restaurants parisiens ouvrent leurs cuisines à des chefs réfugiés, afin de changer la perception sur les migrants. Emad a fait découvrir ses fallafels aux clients de La Mano. « Une très belle expérience », confie-t-il. Depuis il veut faire découvrir la cuisine syrienne aux Français, tout en la mixant avec la cuisine locale.
Cet ancien logisticien, qui a travaillé dans le secteur du pétrole et du tourisme en Syrie, souhaite ouvrir un Food truck, un camion snack. Dans son chemin migratoire, Emad s’est retrouvé en Égypte où il a travaillé dans un restaurant, tout en faisant des voix off pour le cinéma et la télévision. Arrivé en France, il continue à cuisiner pour lui même et ses amis. Il a adoré l’expérience du dîner solidaire : « Un réfugié qui fait du bénévolat pour les réfugiés », sourit-il. « J’étais doublement content : d’abord parce que je faisais goûter de la nourriture syrienne à des gens qui n’en avaient jamais mangé. Et aussi parce qu’on faisait un geste de solidarité. »
Sans la guerre, il ne se serait sans doute jamais retrouvé à porter un tablier pour préparer le diner de centaines de personnes. En attendant les autorisations nécessaires pour lancer son activité, Emad compte travailler à nouveau dans un restaurant. « Et pourquoi pas participer à des festivals, faire découvrir la cuisine syrienne au plus grand nombre de personnes ». Dans son camion, il servira des plats réalisés avec des recettes de sa mère et sa grand-mère : cuisiner pour garder les souvenirs d’un pays dans lequel il ne compte pas rentrer et où il est recherché. Cuisiner parce que la nourriture permet de tisser des liens. « Chez moi on dit : si tu veux gagner mon cœur, gagnes mon estomac. »
Note d’auteur : Dans un souci d’anonymat les noms de famille ne sont pas cités.
Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’Institut Panos Afrique de l’Ouest.
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