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L’affaire des coiffeurs sans papiers: Une traite d’êtres humains en plein cœur de Paris ?

Dix-huit employés d’un salon de coiffure africain à Paris, tous en situation de travail dissimulé, se sont lancés en 2014 dans une grève de... neuf mois. Les « 18 du 57 boulevard Strasbourg » réclament leur dû : des mois de salaire non payés, la régularisation de leur situation, un travail dans des conditions respectant la dignité humaine. Cette affaire apporte un éclairage nouveau sur une situation assimilable à de la traite humaine, en plein cœur de la capitale. Basta ! revient sur l’affaire, avant la décision qui doit être rendue ce 10 novembre par les tribunaux.

Dans le couloir du Conseil des Prud’hommes, Precious et Daniel mangent un sandwich et grignotent quelques frites. Ils sont tous les deux anciens employés du salon de coiffure et manucure « New York Fashion », dans le quartier Strasbourg-Saint-Denis à Paris. Un peu plus loin, une femme somnole, allongée sur des chaises, la tête posée sur son sac. Elle y travaillait comme manucure. Tous attendent le délibéré des juges dans l’affaire des « 18 du 57 boulevard de Strasbourg » qui les oppose à leur ancien employeur. Ils sont dix-huit employés étrangers – ivoiriens, nigériens, maliens, guinéens, burkinabés et chinois – dont 14 sans-papiers, travaillant dans des conditions comparables à de la traite humaine.

Douze heures par jour pour un salaire de misère

Autour de la station de métro Château d’eau, près de leur ancien lieu de travail, des rabatteurs ont coutume de distribuer des cartes pour les salons de coiffure, dont les vitrines s’enchainent le long des trottoirs. L’inspection du travail y a recensé environ 80 salons de coiffure et d’esthétique et de nombreux « magasins de mèche ». Leurs contrôles font état de « nombreux recrutements de travailleurs sans papiers, non déclarés ». C’est précisément le cas des dix-huit employés du 57, dont les témoignages sur leurs conditions de travail laissent sans voix : un salaire compris entre 1,68 et 4,77 euros de l’heure, pour une moyenne de douze heures par jour. Soit entre 200 et 400 euros mensuels. Un salaire au moins trois fois inférieurs au Smic, sans compter les dépassements d’heures légales de travail, et ce au cœur de la capitale.

Retour aux Prudh’ommes. La porte de la salle d’audience finit par s’entrebâiller. Une femme passe sa tête, c’est Marilyne Poulain, déléguée à la migration au sein de la Cgt. Elle est un soutien de la première heure des dix-huit employés : « Venez ça reprend ». En un instant les sandwichs disparaissent, la femme qui somnole se réveille et tous pressent le pas pour entrer dans la salle. Les juges prennent place et la décision tombe : reconnu coupable de travail dissimulé, l’employeur est condamné à leur verser arriérés de salaire et d’heures supplémentaires, indemnités de congés payés et dommages et intérêts au titre du préjudice moral. La longue journée de ce début d’été se conclut par une première victoire. Mais ce 10 novembre, 2016 un second délibéré doit être rendu.

A la sortie de l’audience, Daniel est heureux. « Je souhaite faire une formation et changer de branche, travailler dans la sécurité », envisage-t-il. Puis il tend son téléphone et montre le message reçu : une notification du Pôle emploi pour des postes dans des salons de coiffure. Il hausse les épaules : « Ils ne veulent pas comprendre que je ne veux plus travailler dans ce domaine. » Et pour cause : l’expérience a été traumatisante. Le jeune homme a même reçu des menaces de mort par Sms.

Parqués dans une pièce sans fenêtre et sans pause

L’affaire remonte à décembre 2013. A l’époque, un salon de coiffure afro ouvre au 57 boulevard Strasbourg. Certains des employés viennent d’un autre salon, situé dans la même rue, mais qui ferme ses portes. C’est le cas de Madame D. Cette ivoirienne vient de déposer une demande d’asile en France et son dossier est en cours d’examen. Alors qu’elle marche dans le quartier, un rabatteur tente de lui vendre une coiffure. L’homme la suit et insiste, alors qu’elle explique ne pas en avoir besoin. « J’ai fini par lui dire que je ne voulais pas être coiffée, car je suis moi-même coiffeuse ». Au pays, Mme D. a son salon. L’homme lui répond alors qu’il a un ami qui a une place pour une coiffeuse. Là voilà embauchée.

Daniel, originaire d’Afrique de l’Ouest et arrivé en France avec sa famille, a rencontré quelqu’un alors qu’il faisait une course dans le même secteur. « Il m’a dit qu’il avait un ami qui avait un salon. Et comme j’ai un enfant je dois travailler pour le nourrir. » Mais les employés ne sont pas rémunérés ou reçoivent des sommes dérisoires, sans échéance claire. Les employés sont divisés en trois groupes : les sinophones en charge de la manucure au 1er étage, les francophones qui font des coiffures et des tresses au 1er également et les anglophones, parqués au sous-sol, la pièce dans laquelle se font les shampoings et les couleurs. Une pièce sans fenêtre ni aération, toujours humide, dans laquelle stagnent les émanations des produits chimiques.

Ils racontent travailler sans pause du matin au soir. « Ils se moquaient que l’on mange ou pas, que l’on habite loin ou pas », raconte Daniel. Les employés sont censés être rémunérés à la tâche et recevoir un pourcentage : 40% du prix de la prestation pour le coiffeur, le reste pour le gérant, et un partage à 50-50 entre les manucures et l’employeur. Les prix sont fixés par le gérant. En moyenne, ils reçoivent six clients par jour.

Neuf mois d’occupation

Pour la première fois, en mai 2014, les employés se mettent en grève avec le soutien de la Cgt et réclament leur salaire. Au bout de deux semaines, une partie leur est versée. Surtout, ils obtiennent des contrats de travail, les 35 heures au lieu des 80 heures habituelles, des congés payés et des fiches de paie. « La situation a été mise au clair quant au droit du travail, et les demandes de régularisation de leur titre de séjour ont été faites », explique Marilyne Poulain, de la Cgt.

Le 10 juin 2014, le travail reprend après la signature d’un protocole de fin de conflit. Mais un mois plus tard, un des gérants informe les employés que le salon est placé en liquidation. Puis le 24 juillet 2014, les gérants distribuent une lettre aux employés leur indiquant qu’ils doivent partir. « La liquidation du salon était un message », analyse Maryline Poulain. « Ce n’était pas à nous de dicter la loi dans le quartier. L’enjeu était énorme, pour tous les salons qui ont recours à ces pratiques. »

De son côté, Daniel explique que ce jour de juillet a été déterminant : « C’est alors qu’a démarré la grève la plus longue, jusqu’en avril 2015, avec neuf mois d’occupation du salon. Avec des difficultés, mais aussi une solidarité très forte, qui a permis de faire tenir la grève et de maintenir la lutte. »

La traite, une réalité passée sous silence

En réalité, c’est une affaire de traite d’êtres humains qui se joue. Malgré une expérience de dix ans de militantisme syndical auprès des étrangers, Marilyne Poulain raconte n’avoir jamais fait face à une telle situation. Si elle a rencontré de nombreuses situations de travail précaire, les migrants pouvaient toujours compter sur des réseaux de solidarité. Dans cette affaire, elle se retrouve face à des personnes vivant dans la rue, dépendantes du Samu social, demandeuses d’asile... Des personnes en grande précarité et vulnérables, abusées par des patrons véreux.

Selon le Code Pénal, « la traite des êtres humains est le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir, à des fins d’exploitation ». Les circonstances peuvent être variables : soit par la menace, la contrainte ou l’influence, soit au bénéfice d’une situation de vulnérabilité, ou encore en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération.

« Si nous avons porté plainte pour traite, c’est qu’il y a tout un système d’exploitation qui fonctionne au niveau du quartier : des promesses de rémunération non tenues, des conditions de travail portant atteinte à la dignité humaine, une rétribution insuffisante, voire inexistante par rapport à un travail donné. Et ce sont des personnes vulnérables qui sont ciblées : celles qui n’ont pas de carte de séjour, mais aussi des femmes isolées, des primo arrivants, des demandeurs d’asile. Certains étaient passés par la Libye et par Lampedusa », détaille la syndicaliste.

Recul du gouvernement

Dans son procès verbal, dressé en septembre 2014, l’inspection du travail note : « Au vu de l’ensemble de nos constats, il nous semble que le délit de traite des êtres humains pourrait être constitué. » Dans une réponse à Marie Georges Buffet, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve parlait lui-même de « conditions de traite ». Mais en mai 2015, il change d’avis, les éléments ne permettant pas « de caractériser une situation de traite des êtres humains ». Un changement de posture face à un enjeu politique trop lourd. Parler de traite en plein Paris serait sans doute écorner l’image de la France.

Une fois le volet prudhommal clos, une autre bataille juridique s’est ouverte au pénal. Le 23 septembre dernier, les deux gérants du salon ont comparu au Tribunal de grande instance de Paris pour quatorze infractions à la législation sur le travail : travail dissimulé, emploi de personnes en situation irrégulière, rétribution inexistante, manquements aux conditions d’hygiène et de sécurité. Après six heures de témoignage des employés, le procureur a requis dix mois de prison ferme et plus de 10 000 euros d’amende à l’encontre du responsable légal du magasin, et deux ans dont un an avec sursis et près de 16 000 euros d’amende à l’encontre du gérant de fait. Le délibéré sera rendu le 10 novembre.

 

Mise à jour le 10 novembre 2016 : Le gérant de fait a été condamné à deux ans de prison, dont un an avec sursis et 31 800 euros d’amende. Le gérant de droit lui a écopé d’une peine de 10 mois de prison et 10 600 euros d’amende.

 

Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’Institut Panos Afrique de l’Ouest.

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