La politique, ce n’est pas vraiment leur affaire. Ceux qui la font ne suscitent pas le rêve chez elles. Et pourtant, les jeunes filles sont sur tous les terrains, en période de campagne. Moins qu’un engagement par conviction, c’est plutôt un moment d’évasion et de récolte de quelques billets de banque. Cette enquête est réalisée en partenariat avec l’Institut Panos.
Après une trentaine de minutes à applaudir et à chanter le nom d’Amadou Ba, tête de liste de la coalition Benno Bokk Yaakaar du département de Dakar, les trois jeunes filles se retirent du groupe. Awa Sall, Nafi Sow et Aïssata Sow, 17 à 18 ans environs, essoufflées, décident de s’asseoir sur des chaises laissées vides par de jeunes dames. Celles-ci, après une longue attente, ont quitté les lieux, juste après l’arrivée de l’hôte du jour, le ministre des Finances, porte-étendard de la majorité présidentielle dans la capitale. Avec d’autres jeunes filles, une dizaine, les demoiselles ont été mobilisées des Parcelles-Assainies à bord d’un ‘’car rapide’’ pour venir garnir le meeting organisé par Zahra Iyane Thiam, sur l’avenue Khalifa Ababacar Sy et présidé par Amadou Ba. Occupées à discuter entre elles, le trio n’a pas retenu grand-chose du discours de celui pour qui elles se sont déplacées. C’est à peine si elles lui ont accordé une once d’attention. Malgré tout, elles sont restées jusqu’à la fin de l’évènement avant de reprendre le chemin du retour.
À l’image de ces adolescentes, les jeunes filles ont été très présentes lors de la campagne des élections législatives du 30 juillet dernier. Elles ont été visibles partout. Quelle que soit par ailleurs la formation politique, son idéologie, son ancienneté, sa force financière, etc. Le lundi 17 juillet, Amadou Ba se rendait à l’église des Parcelles-Assainies. Dans la cour, les jeunes filles sont particulièrement présentes. Au même moment, une caravane appartenant à Mankoo Yessal Senegaal, la coalition dirigée par Modou Diagne Fada, passait devant le lieu de culte.
Autour de la camionnette de sonorisation, il y a de nombreuses jeunes filles. Quelques-unes sont dans le véhicule et la majorité se déplace à pied. Le convoi a quitté Cambérène pour faire le tour des Parcelles-Assainies, accompagné d’un bout à l’autre par des jeunes dont des demoiselles en T-shirts bleus. Le lendemain, la caravane du Parti pour l’unité et le rassemblement (PUR) sillonnait les rues de la Patte d’Oie. La vague humaine est constituée de la jeunesse, garçons comme filles, habillée en T-shirts blancs aux écritures de couleur verte. Même chose à Grand-Yoff où les manifestations de Cheikh Bakhoum et autre Adama Faye mobilisaient les jeunes filles. Idem à Hann Bel Air et à la Médina. Bref, c’était partout dans le département de Dakar tant disputé par la coalition au pouvoir et celle de l’opposition, Mankoo Taxawu Senegaal dirigée par le maire de Dakar Khalifa Sall, en prison.
Pourtant, cette frange de la population est connue pour le peu d’intérêt qu’elle accorde à la chose politique. De quoi se demander ce qui a bien pu les inciter à suivre les candidats à la députation pendant des heures et parfois sur de longues distances. À écouter les jeunes filles, l’une des premières conclusions qu’on en tire est que cette mobilisation est tout sauf le résultat d’une conviction, encore moins d’un long compagnonnage. En fait, la plupart des filles n’ont jamais eu de contact avec les leaders politiques qui les mobilisaient. Elles n’ont jamais participé à des réunions des instances du parti. ‘’C’est la première fois que je viens à une manifestation politique. Je ne sais même pas pourquoi je suis venue ici. Les politiciens ne m’intéressent pas. Ils ne sont là que pour leur propre compte’’, déclare une jeune fille de teint clair qui refuse de décliner son identité.
Festival politique
En réalité, la mobilisation des demoiselles obéit essentiellement à deux ordres : l’intérêt et le folklore. Nafi Diop est une jeune fille qui vit à Khar Yalla. Elle était dans les activités de Cheikh Bakhoum, responsable APR à Grand-Yoff. Sa seule motivation se limitait à l’argent. ‘’Je ne faisais rien à la maison. Puisqu’on me payait 2 000 F, j’ai accepté de participer. C’est mieux que de rester les mains vides’’, fait-elle remarquer. Ces mêmes raisons avaient motivé Mounass Bathily. Cette jeune Fassoise de 25 ans était sous la direction de Vieux Ndiassé, pour le compte de Benno Bokk Yaakaar de la Médina. ‘’J’étais dans les rassemblements de l’APR parce qu’on me payait 2 000 F.
Je ne vais jamais parcourir les rues gratuitement pour ces politiciens’’, jure-t-elle. Dans les caravanes dirigées par Amadou Ba, beaucoup de jeunes filles admettent avoir reçu de l’argent. Présidente de la Commission de la jeunesse féminine de la COJER des Parcelles-Assainies, Ndèye Touty Lô reconnait l’existence de la pratique dans leur propre camp. Mais elle précise que c’est l’œuvre de nouveaux responsables sans base et qui veulent profiter du contexte. Sans section et sans militants, renchérit-elle, ils se rabattent sur des jeunes filles pour justifier leur statut. Il est à noter d’ailleurs que la distribution des billets de banque est essentiellement l’ouvre de la coalition au pouvoir.
À côté des ‘’profitards’’, on trouve les fêtards. Cette catégorie qui s’est jetée dans la mêlée pour prendre plaisir. Pour celles-là, c’est toujours un parent ou une camarade qui est dedans et qui les a embarquées. Aïssatou Diallo, cette habitante des Parcelles-Assainies, en fait partie. Agrippée à un des poteaux qui tiennent la tente, elle a été très vite rattrapée par la fatigue. Vers 14 h, elle n’a plus son énergie de début de journée. L’air absente, le volume très élevé de la sonorisation la laisse indifférente. Interpelée sur sa présence, elle semble mal à l’aise pour aborder la question. Elle veut même en finir au plus vite. ‘’C’est ma grande sœur qui est dedans et c’est elle qui m’a demandé de venir. Mais moi, personnellement, je ne suis pas intéressée’’, balbutie-t-elle, le regard fuyant.
Aminta Ndiaye, elle, se laisse emporter, par moments, par le rythme endiablé de la musique mise à fond. ‘’Je suis venue avec mes camarades. On nous a donné des T-shirts. On s’amuse’’, lance-t-elle. Du festival !
Cette thèse est confirmée par la responsable des femmes PS de Grand-Yoff. Mame Sokhna Gaye connait bien la recette, pour l’avoir utilisée plus d’une fois. ‘’Quand il y a manifestation, j’y vais avec mes enfants, leurs amis et ceux qui m’aiment dans le quartier. Beaucoup de jeunes viennent parce qu’il y a foule, ils aiment l’ambiance’’, souligne-t-elle. Elle déclare avoir distribué des T-shirts, mais pas de l’argent, parce qu’étant dans une coalition d’opposition dont le leader est en prison. Cet argument d’absence de moyens est aussi avancé par la coalition Yessal qui dit se limiter à des T-shirts. Dans les rangs, on en voit des filles de plus de 20 ans, mais aussi des jeunes qui n’ont pas dépassé la quinzaine. ‘’Elles sont avec leur parents. Ce sont leurs mamans ou grandes sœurs qui les emmènent’’, déclare Thierno Diallo, permanent national du parti Yessal de Modou Diagne Fada.
Engagement différé
En somme, l’écrasante majorité des jeunes filles n’avait aucun objectif spécifique. En général, leur présence est la résultante d’un remorquage doublé parfois par le besoin de se laisser bercer dans une ambiance festive, avec la possibilité de récolter au passage quelques billets de banque, généralement 2 000 F CFA.
Il y a cependant quelques exceptions. Mariama Thioub et Deuguène Mbaye, deux candidates ayant échoué au Bac, avaient choisi la coalition Yessal parce qu’elles ont entendu dire qu’on y donne des bourses d’études pour des formations. L’engagement confessionnel était aussi de la partie. Le PVD et le PUR en sont des exemples patents.
Ainsi, au vue des principaux motifs (pécuniaire et festif), c’est tout logiquement que cette mobilisation ne soit pas suivie d’engagement. En effet, rares sont les jeunes filles qui, après la période de campagne électorale, décident de s’investir en politique. Awa Ndao, élève en classe de première, a participé à plusieurs caravanes au nom de Cheikh Bakhoum. Depuis la fin de la campagne, elle a conjugué tout cela au passé. Le leader qui les mobilisait les a appelées à une réunion. Ne se sentant pas concernée, elle a décidé de ne pas y aller. ‘’Je partais juste parce qu’il y a l’ambiance. On nous donnait certes 2 000 F, mais c’est surtout le folklore qui m’intéressait, sinon la politique n’est pas mon affaire. Donc, je ne vais pas perdre mon temps à participer à des réunions’’, estime la jeune fille qui affirme que ses autres camarades, non plus, n’ont pas pris part à la rencontre.
À quelques kilomètres de là, à la Médina, les raisons sont les mêmes. Mounass Bathily, 25 ans, était sous la direction de Vieux Ndiassé, pour le compte de Benno Bokk Yaakaar. Elle non plus ne se voit pas dans la peau d’un acteur politique. Elle fait du business. ‘’J’étais partie parce qu’on m’avait payée. Si on me paye encore, j’y vais, aussi bien les mêmes ou d’autres. Mais je ne suis militante dans aucun parti. Les politiques cherchent leurs intérêts, moi aussi je cherche les miens’’, confie-t-elle. Et aussi paradoxal que cela puisse paraître, elle qui était dans les meetings de BBY soutient avoir voté pour Khalifa Sall.
Il en est de même de Mariama Thioub et Deuguène Mbaye, ces deux candidates ayant échoué au Bac. À leur âge, elle pense que la priorité est ailleurs. ‘’On n’a pas le temps de la politique. Ce qui nous préoccupe, c’est de réussir dans nos études, nous prendre en charge et aider nos parents’’. Ces affirmations de ces demoiselles sont largement confirmées par les vrais acteurs. Que ce soit dans le camp du pouvoir comme dans l’opposition, les demoiselles ont disparu de la scène politique depuis le jour du scrutin.
Une attitude dont elles n’ont pas l’exclusivité, puisque les garçons aussi ont fait pareil. Nous avons organisé plusieurs rencontres, mais ils ne viennent pas’’, souligne Mame Sokhna Gaye.
Trop pressées pour rester
Aux Parcelles-Assainies également, la jeunesse féminine est aux abonnés absents depuis la fin des élections. La chose politique, c’est pour elle une parenthèse d’intérêt ou de plaisir. ‘’On avait beaucoup de jeunes filles qui étaient avec nous durant la campagne. Mais depuis les élections, il n’y a que la COJER comme jeunesse pour continuer les activités politiques. Les autres ne sont pas des politiciens. De nouveaux responsables les avaient recrutées juste pour la circonstance. Mais elles n’ont jamais siégé. On ne les reverra qu’aux prochaines élections’’, affirme, Ndèye Touty Lô.
Il existe cependant une infime minorité qui essaie de rester, notamment par intérêt. D’après Mansour Seck, jeune responsable de Taxawu Dakar à Grand-Yoff, sur 100 nouvelles jeunes filles, il y aura moins de 5 qui vont continuer à militer après la chasse aux voix. Mais, elles non plus ne restent pas longtemps, car elles veulent du profit dans l’immédiat. ‘’Il y a des jeunes filles qui viennent à la veille des campagnes et qui prennent parfois des postes de responsabilité. Mais puisque le gain tarde à venir, elles disparaissent après'’, regrette Mame Sokhna Gaye. En fait, les jeunes veulent récolter des fruits sans prendre le temps d’arroser les plantes. Moussou Diakhaté en est une parfaite illustration. Cette fille de Fass, 28 ans, n’exclut pas de militer. Mais elle veut débuter comme responsable de section et être en relation directe avec Bamba Fall. ‘’Je ne vais pas me mettre derrière quelqu’un qui va prendre l’essentiel des moyens pour me laisser des miettes’’, relève-t-elle.
De quoi donner raison à Mansour Seck de Taxawu Dakar selon qui, la question de fond est dans le mode d’engagement propre à tous les Sénégalais. Presque personne ne s’y emploie pour un changement social. Chacun veut en faire un ascenseur personnel, au détriment de la communauté.
BABACAR WILLANE
Fadel Barro
‘’Les jeunes filles sont plus victimes qu’elles ne sont coupables de non-engagement en politique’’
Si les jeunes filles ne s’investissent pas en politique, c’est qu’il y a beaucoup de facteurs sociaux qui constituent un frein à leur engament. Cette conviction est de Fadel Barro du mouvement Y’en à marre. De son point de vue, les demoiselles sont moins des coupables que des victimes.
Les jeunes filles, bien que participant aux campagnes électorales, ne s’intéressent pas à la politique. Pourquoi cette absence d’engagement ?
Pourquoi extraire les jeunes filles d’une sociologie générale sénégalaise. Je pense que c’est une forme de stigmatisation des jeunes filles que de vouloir se focaliser sur leur engagement, alors que le problème est global. Je dirais plutôt comment les jeunes s’engagent. Comment on s’engage dans ce pays, et à partir de ce moment voir comment les jeunes filles s’engagent. Je sais que l’engagement politique des jeunes filles est un peu faible dans ce pays, compte tenu de beaucoup de croyances. C’est la problématique générale dans notre pays. Les femmes s’engagent moins que les hommes, parce qu’on leur laisse les tâches ménagères. Elles n’ont pas le temps de faire autre chose. Posons d’abord ce postulat. Ensuite, pour les jeunes, nous sommes dans cette société foncièrement patriarcale et gérontocrate. C’est toujours les anciens qui dirigent. Le plus âgé a toujours un rôle dominant sur l’autre. L’autre aspect de notre société, c’est que c’est une société foncièrement patriarcale. Dans certaines ethnies comme chez les pulaars, le matriarcat était de mise. Mais la sommité wolof dominante et le colonialisme dominant fait que c’est une société fondamentalement patriarcale. Et qui dit patriarcale dit dominance des hommes sur les femmes. Si tu analyse ces deux éléments dans une nouvelle sociologie contemporaine où on est dans une urbanité que je qualifie d’hybride, parce que nous avons des villageois dans les villes, on peut interroger l’engagement des femmes et des filles. Là, on se verra que les jeunes filles sont plus victimes qu’elles ne sont coupables de non engagement en politique. Au Sénégal, la plupart de ceux qui s’engagent dans les partis politiques, c’est moins l’idéologie que l’intérêt personnel ou les liens de parenté. Et les filles n’échappent pas à cette logique.
Et pourtant les jeunes filles sont bien mobilisées en période de campagne…
Mais si vous voyez dans la mobilisation des partis politiques, il y a beaucoup plus de femmes âgées que de jeunes filles. Vous savez pourquoi ? Parce que ce sont elles qui tiennent des maisons. Elles sont dans un système où avec la pauvreté et leur rôle de faire vivre la famille, elles ont trouvé une ingéniosité sociale d’organisation de tontine et autres, bref, tout un système pour s’en sortir, parce que ce sont elles qui assurent la survie dans la maison. Comme elles sont organisées, elles offrent un réceptacle aux leaders politiques qui veulent s’adresser aux populations et qui ne peuvent pas aller directement les voir. À partir de ce moment, elles captent l’offre politique en termes de sinécure et de prébendes. Il y a un système de corruption des hommes politiques et les femmes ont eu l’intelligence de s’organiser pour capter les dividendes. Il y a ce que j’appelle le plan ‘’yeuré’’ (habits), avec les tissus. Il y a aussi la dépense quotidienne assurée pour quelques jours. Après, elles viennent assurer la ‘’mboumbaye’’ et la ‘’roumbaye’’ (mobilisation folklorique). Maintenant, dans ce folklore-là, elles amènent avec elles leurs filles, leurs sœurs, leurs cousines… Celles qui se mobilisent et qui mobilisent, ce sont ces femmes-là. Les filles ne sont qu’emportées. Et elles s’en foutent de qui vient. Parfois elles ne connaissent même pas le leader qui organise. Elles viennent parce qu’elles suivent une tente, une dame du quartier qui vient dire venez, il y a deux mille francs.
Voulez dire que la mobilisation n’est pas spontanée ?
Non ! Non ! Non ! Ici au Sénégal, la mobilisation politique n’est pas spontanée. C’est rare. Et lorsque c’est le cas, c’est quand il y a un Wade qui passe ou un Macky Sall qui passe, c’est la curiosité qui fait sortir les gens. Ce n’est pas par adhésion. Regardez Tanor Dieng qui a drainé des foules lors de la campagne présidentielle de 2007. Ça ne s’est pas traduit en termes de résultats. C’était la même chose pour Wade en 2012. Peu sont ceux qui vont dans les meetings par adhésion. C’est pourquoi d’ailleurs c’est le parti au pouvoir qui traine plus de foule, parce qu’il a les moyens. Il a les réseaux de tontine et offre le folklore. Il suscite plus la curiosité. Si tu fais appelle à un Youssou Ndour par exemple, il suscite la curiosité, mais cela ne veut pas dire que les gens adhèrent. Il faut donc se rendre compte de la complexité du problème au lieu de charger de pauvres jeunes filles qui n’en sont pour rien.
Passer le temps de la curiosité et de cette mobilisation embarquée, est-ce qu’elles sont susceptibles d’aller voter ?
Non ! Elles s’en foutent, que ce soient filles ou garçons. On n’en voit d’ailleurs qui n’ont même pas l’âge de voter. C’est parce qu’il y a un sabar (séance de dense), ça les intéresse et elles viennent. Sinon, il n’y a pas d’engagement. Regardez bien les partis, c’est ce n’est pas une mobilisation Ndiaga Ndiaye, il n’y a pas 30 personnes. Même Macky Sall, s’il appelait aux Parcelles et qu’il n’amène pas de car rapide, de tissu, de 2000 ou 3000 F, personne ne vient. L’offre politique n’est pas articulée. Les gens ne vont pas en campagne en termes de programmes et d’offre politique alternative à défendre ou expliquer, non !
Est-ce que le niveau d’instruction des jeunes filles peut-être un facteur déterminant dans cette mobilisation ?
Celles qui sont instruites y vont rarement. À moins qu’elles aient un intérêt direct. Il faut peut-être faire des sondages pour le démontrer ou bien interroger un sociologue qui a fait un travail sur ça. Je ne veux pas m’avancer sur des choses que je ne peux pas démontrer.
B. WILLANE