On entend souvent certains observateurs nous rabattre les oreilles du manque de compétitivité de l’administration guinéenne, à cause de la « faiblesse » du niveau de l’enseignement, surtout au niveau supérieur. Une situation qu’on pourrait imputer à la fuite des cerveaux. Avec ces centaines d’étudiants qui quittent tous les ans le pays, pour des universités étrangères, et qui ne prennent quasiment pas le chemin retour, une fois leurs diplômes en poche, pour venir partager la connaissance acquise en Occident.
Pour mesurer l’impact que pourrait avoir la fuite des cerveaux sur le niveau du système éducatif guinéen, notre reporter a approché Dr Doussou Lanciné Traoré, Recteur de l’université Gamal Abdel Nasser de Conakry. Une des voix autorisée en la matière. Celui-ci a vite saisi l’opportunité de notre préoccupation, et en tant qu’enseignant chercheur, a donné sa lecture de la situation. « Il y a plusieurs raisons au niveau de l’enseignement supérieur. D’abord il y a un problème d’effectifs. Depuis les années 2005-2006, l’effectif des étudiants est devenu pléthorique dans nos universités. C’est ce qui est même à la base de la décongestion de certaines facultés », explique le recteur.
Qui poursuit son argumentaire en ces termes : « des efforts sont en train d’être faits au niveau du gouvernement pour inciter les jeunes à venir vers l’enseignement. On a rehaussé les salaires des jeunes comparativement à 2010. On est en train de régler aussi le problème de logement pour les enseignants. »
Dans la même lancée, notre interlocuteur situe le problème à deux niveaux : « à mon avis, la fuite des cerveaux se situe à deux niveaux. Il y a d’abord ceux qui partent pour des formations postuniversitaires, mais qui, malheureusement après leur formation, ne retournent pas au pays. La deuxième, c’est avec l’avènement d’un régime libéral, qui a occasionné le privé à se développer. Et puisque le privé traite mieux que le public, les gens aussi tentent d’aller vers le privé et abandonnent le public. »
Tout comme son prédécesseur, Sékou Kourouma, ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l’Etat et de la Modernisation de l’Administration aussi reconnaît l’existence du phénomène de fuite des cerveaux, et son impact sur le niveau de l’enseignement supérieur, notamment. « Vous avez raison, on assiste effectivement à cette fâcheuse situation. D’abord nous sommes dans un pays où l’administration est moins qualifiée. Il y a la Fonction publique internationale où la Guinée est remarquablement absente, à cause de la faiblesse des performances des cadres. Les reformes en cours ont pour objet de promouvoir une administration plus qualifiée, plus compétente au service du développement.
Il y a un problème chez nous. Nous ne valorisons pas les compétences. Nous avons les Guinéens de la diaspora qui témoignent d’un haut niveau d’expertise dans leurs pays d’accueil. Le projet « Topten » va nous permettre de faire recours aux compétences de la diaspora, pour venir travailler dans les institutions, dans les administrations, en vue de participer à l’effort du développement de ce pays. »
Quant à El hadj Aguibou Bah, enseignant chercheur, lui recommande plus d’attention de la part des autorités compétentes, et une revalorisation des salaires, pour lutter contre ce fléau. « Nous avons créé un organe pour épauler l’enseignement supérieur, afin de rehausser la formation au niveau de nos universités, en vue d’avoir un enseignement supérieur de qualité.
A mon avis, il y a beaucoup d’autres facteurs qui pourraient peut-être intervenir (le salaire est minime, le manque d’emploi après la formation, le manque de considération de la part de l’Etat…). Mais ce n’est pas forcement la fuite des cerveaux. Nous avons des enseignants chercheurs de très haut niveau qui font honneur à la Guinée. »
L’autre personne ressource, rencontrée dans le cadre de cette enquête, Mamady Fofana, le directeur général du crédit et échange à la Banque centrale de la République de Guinée, relève qu’il s’agit « d’une question d’ordre général qui s’applique pratiquement à tous les pays en développement. » Car pour lui, dans les pays en développement, le salaire proposé aux fonctionnaires est modeste. D’où la nécessité d’améliorer les salaires pour pouvoir capter le maximum de cerveaux dans notre pays. » Au-delà, de cet aspect pécuniaire, il reconnaît que la fibre patriotique doit prévaloir pour servir son pays.
Quant au coût que cette fuite des cerveaux engendre au niveau de l’état, notre interlocuteur, dit qu’aucune évaluation n’est encore faite dans ce sens. Et qu’il n’y aurait pas de chiffres disponibles.
Dr Dioubaté Mohamed, Directeur du Service National des Bourses extérieures, qui est rattaché à la présidence,assure que « le service national des bourses est la seule porte de sortie officielle pour les étudiants guinéens, pour aller étudier à l’extérieur.
Il a tenu à rappeler que « la fuite des cerveaux ne date pas d’aujourd’hui. Beaucoup de pays sous-développés sont confrontés à ce problème depuis l’indépendance, dit-il. Pour le cas de la Guinée, depuis la première République, jusque-là, les statistiques prouvent que beaucoup de nos cadres formés à l’extérieur ne rentrent pas après leur formation », regrette-t-il.
« A mon avis, ce phénomène se situe à deux niveaux. Il y a d’abord le fait que l’Etat s’est engagé pour la formation des cadres mais pas pour l’emploi. Ce qui fait que beaucoup de personnes, quand ils ont leurs diplômes, ils tentent leur chance ailleurs, parce que l’emploi n’est pas encore garanti ici. Ça les incite à ne pas revenir. En deuxième position, il y a le manque de patriotisme aussi. Nous avons pris des mesures. On accorde plus de Maestria à un étudiant qui part pour les études à l’extérieur. On garantit la licence pour ceux qui sont au même pied d’égalité que ceux qui sont restés en Guinée. Après la licence, si tu veux faire le Master, tu rentres, tu vas dans un institut ou dans une université pour être comme assistant. Ce sont les recteurs mêmes qui vont te proposer, pour que tu partes faire ton Master ou faire le Doctorat. Alors si tu veux rester là-bas, tu restes à tes frais, l’Etat ne s’engagera plus. On est convaincu que les gens ne rentrent pas. Tous les étudiants que l’Etat enverra, l’Etat fera tout pour qu’ils reviennent au bercail pour éviter la fuite des cerveaux », explique notre interlocuteur.
Qui pour finir conseille, à ce qu’on forme les étudiants en fonction des besoins du pays. « Moi je ne doute pas de la formation des étudiants guinéens. Je suis mieux placé pour dire qu’ils sont compétitifs partout dans le monde. »
Dr Atigou Bah, chef de la division étude et prospective de la direction nationale de l’Enseignement supérieur public et de la formation continue. « C’est vous qui dites qu’il y a un manque de formation solide au niveau de l’Enseignement supérieur. On retrouve encore des meilleurs qui nous font l’honneur à l’intérieur et à l’extérieur de la Guinée. Il faut être patriote, après les études et revenir servir son pays.
Quant aux raisons qui entrainent cette fuite des cerveaux, Dr Atigou Bah avance « plusieurs raisons diverses, dont entre autres la formation, les problèmes politiques, les conflits interethniques, le chômage, l’environnement, le niveau des salaires, la recherche d’un cadre de vie idéal. » Prenant l’exemple sur sa personne, il révèle s’être exilé à cause « du mariage forcé. » Il rappelle aussi que le président Alpha Condé lui-même fait partie de cette diaspora guinéenne. Et que ce dernier doit créer « le cadre de vie favorable pour ses pairs, afin de les amener à contribuer au développement de notre pays. »
Parmi les cadres interrogés sur cet épineux sujet, El hadji Aboubacar Sylla, membre de la fédération syndicale de l’éducation, est d’un avis contraire. « Je ne suis pas d’accord avec vous pour ça. Le manque de formation ! Je ne partage pas aussi votre avis sur ça. Mais bien entendu, il y a quand même quelques déficiences, qu’on peut constater au niveau de la formation. L’inadaptation de la formation par rapport à l’employabilité des jeunes, le nombre élevé des étudiants dans le cursus universitaire », reconnaît-il cependant.
Pour Aboubacar Sylla, s’il y a « fuite des cerveaux, ça peut freiner le développement. Et l’Etat forme pourquoi alors s’il y a fuite des cerveaux. Il faut dire que cela a un impact négatif sur le fonctionnement de notre administration. L’Etat doit trouver des moyens pour employer ses ressources humaines. La création du secteur privé et la formation des cadres », selon lui.
L’autre panéliste qui a bien voulu se prêter à cette question de notre reporter, est Camara Mohamed Bamba, Directeur national d’appui aux investissements et aux projets des guinéennes de l’étranger. « Je dirais qu’il faut faire très attention à cette approche qui aborde la question de cette couche de la migration. En ce sens qu’aujourd’hui, qu’en Guinée, aucune étude ne dit que cela contribuerait à la faiblesse de la formation. Je suppose à mon avis, c’est un problème salarial, d’environnement en général, de qualité de vie, de chômage, de projets personnels, de faiblesse au niveau de l’information sur les pays d’accueil, l’information sur la migration, sur le processus lui-même », explique leDirecteur national d’appui aux investissements et aux projets des guinéennes de l’étranger.
Car pour lui, « si l’information était correctement donnée, nos jeunes comprendraient qu’il y a une seule façon légale de migrer en Europe. Les gens ne cherchent pas l’information. L’Etat apporte des solutions, il faut savoir qu’on vient de loin. Donc tout ne peut pas se faire en un même jour. Les solutions existent certes, pour régler tous ces problèmes qui assaillent les jeunes de la diaspora guinéenne », rassure-t-il.
En termes de chiffres sur le nombre de Guinéens vivant en dehors du pays, il avance « 5 millions », sans pour autant être sûr de l’exactitude de chiffre. Ayant indiqué qu’il n’existe pas de statistiques disponibles en la matière.
Pour Souleymane Koulibaly, Directeur des études de l’école nationale du Secrétariat d’administration et de commerce, il y a plusieurs raisons qui seraient à la base du phénomène.
« La première raison, c’est la formation depuis à la base. Qui parle de cadre, parle aussi de personnes qui ont bénéficié d’un enseignement ou d’une formation rigoureuse et adéquate, qui leur permettent, dans leurs cursus de pouvoir acquérir un ensemble de savoir qui leur permet d’être compétitifs sur le marché de l’emploi», explique-t-il.
Quant à la deuxième raison, Souleymane Koulibaly avance que « cela concerne le cadre de l’emploi en Guinée. Il y a quelque chose que le gouvernement doit corriger le plus tôt que possible, à savoir le salaire des travailleurs guinéens. Nous exerçons les mêmes tâches que nos confrères des pays voisins ou d’ailleurs. Si un fonctionnaire sénégalais a 100 dollars, qu’on donne aussi au fonctionnaire guinéen le même montant », plaide notre interlocuteur.
Le recrutement des expatriés au détriment des nationaux est une illustration du manque de main d’œuvre qualifiée sur place en Guinée. Car les entreprises ne vont pas attendre que les gens se forment, avant de les embaucher. Le vœu de toute entreprise de trouver une main d’œuvre qualifiée quand elle décide de s’installer quelque part. « Mais si cette main d’œuvre immédiate n’est pas disponible dans le pays d’accueil, vous serez obligés d’importer », souligne le Directeur des études de l’école nationale du Secrétariat d’administration et de commerce.
Ibrahima Sory Camara, enseignant de profession, lui suggère que « l’Etat fasse une synthèse à la sortie de chaque promotion universitaire en Guinée, pour choisir les meilleurs étudiants. Mais contrairement à l’avis de nos chefs d’aujourd’hui, qui disent que les étudiants ne sont pas formés, et qu’ils ne sont pas compétents, ils doivent comprendre qu’on ne peut pas être un bon forgeron avant d’être à la forge. »
Il serait donc judicieux de favoriser les voyages d’études aux étudiants, et leur faire comprendre la nécessité de revenir au pays, une fois leurs diplômes en poche.
Pour finir, notre dernier interlocuteur, Joachim Lamah, Directeur national des études économiques et de la Prévision au ministère des Finances, lui aussi reconnait l’existence du phénomène de fuite des cerveaux. Mais il reste optimiste, car pour lui, l’état est en train de tout mettre en œuvre pour créer des conditions décentes devant inciter les jeunes diplômés au pays.
En termes de chiffres, le gouvernement n’aurait pas encore évalué la perte que pourrait engendrer la fuite des cerveaux. Comme le dit Joachim Lamah.
« Nous n’avons pas encore évalué ce chiffre mais il est évident que tout cadre sur qui l’Etat investi pour ses études, et qu’il parte sans revenir est une perte pour l’Etat. Je pense que tout le monde se bat effectivement pour inciter ces jeunes à revenir au pays pour mieux servir. On est en train de créer des conditions de travail, décents. Et on est en train d’augmenter sensiblement les rémunérations des travailleurs», a-t-il conclu.
Comme on le voit, ce phénomène de fuite des cerveaux relève d’un problème structurel et conjoncturel à la fois. Et son impact sur la qualification de l’administration en termes de ressources humaines est un secret de polichinelle. Cela semble surtout avoir une incidence négative sur le niveau de l’enseignement au sein des institutions d’enseignement supérieur, où le personnel qualifié ferait défaut, d’après notre enquête.