La traite transfrontalière des enfants au Nord de la Côte d’Ivoire bénéficie de réseaux bien ficelés tant au Mali qu’au Burkina Faso. Le phénomène perdure malgré la sensibilisation.
Ibrahim, quatorze ans, est burkinabé. A Diawala, dans le département de Ouangolodougou, à la frontalière de la Côte d’Ivoire avec le Burkina Faso et le Mali, il passe une bonne partie de sa journée derrière les bœufs. Jour après jour, il conduit ces animaux pour les aider à se nourrir. Il n’est pas berger, il est bouvier.
Ce jeudi de septembre, quelques semaines après la rentrée des classes, son quotidien n’a pas changé. Les garçons de son âge sont à l’école, lui est derrière les boeufs. Avec son ami Adamo qui l’aide dans sa tâche, il rêvait d’un autre avenir. «Je voulais connaître Abidjan. On m’a dit que c’est une belle ville. Finalement je suis venu ici avec mon oncle qui était en vacances à Bobo Dioulasso». Il n’a pas connu Abidjan, il ne le connaitra peut-être jamais. A des centaines de kilomètre de la capitale économique de la Côte d’Ivoire, les sentiers de brousse ont remplacé les artères de la grande ville.
Pour savoir qui envoie ces enfants dans la forêt marcher derrière les bêtes, il faut se rendre à Diawala. La communauté burkinabé y est installée depuis belle lurette. Dans cette localité frontalière, un chef de famille laisse tomber de manière péremptoire : «Les enfants doivent travailler. Nous sommes ici pour travailler. C’est comme cela qu’on nous a tous élevés». Peu importe le type de travail. Au marché ou en face de l’église catholique de Diawala, il est courant de rencontrer des enfants talibés en train de mendier. Le soir, ils vont dormir entassés dans une case.
Comme d’autres enfants, ces petits peuhls rejoignent le Nord de la Côte d’Ivoire par la frontière malienne. Moins de trois kilomètres séparent les villes frontalières que sont Zegoua du côté malien et Pogo du côté ivoirien. Parfois, des particuliers ivoiriens vont négocier directement avec la main-d’œuvre jeune de l’autre côté, pour la recruter. C’est par ce canal qu’Ali, un jeune Malien, a rejoint une plantation de coton à Diawala. «J’ai entendu dire qu’il y avait du travail bien payé ici. Aujourd’hui je suis employé dans une plantation de coton et dans une autre de maïs. Mon patron m’a fait passer la frontière à moto. Nous n’avons pas eu de problème, même si je n’avais pas de papiers», explique-t-il. Dans les champs de coton où il trime à longueur de journée, son patron qui fait office de traducteur assure qu’il bénéficie d’un bon traitement. La barrière linguistique ne permet pas de vérifier cette assertion auprès de l’enfant. En plus, le soi-disant patron veille au grain.
La trafic des enfants migrants a la peau dure. Malgré les campagnes de sensibilisation menée par les autorités et les Ong, la pratique résiste. Le nombre des victimes a triplé en trois ans entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso, avec des chiffres qui sont passés de 588 cas en 2010 à 1895 cas en 2012. A Abidjan on en parle, mais on ne touche pas du doigt l’ampleur du phénomène. En 2015, quelque 66 enfants victimes de la traite ont été identifiés par l’Association nationale de l’aide à l’enfance en danger (Anaed). Ong basée à Korhogo, l’Anaed avait récupéré 273 enfants venus du Mali et du Burkina Faso. Des enfants dont l’âge «vacille» entre 13 et 14 ans. Dans le cadre du projet «protection des enfants en mobilité contre l’exploitation, la négligence, les violences et les abus», exécuté en collaboration avec Save the children, ses animateurs sont sur le qui-vive.
Cinq minutes pour livrer les enfants
À partir du mois de mars les enfants franchissent eux-mêmes la frontière à pied. Dans les champs de coton, ils sont employés au défrichage, au labour et au semis. Parfois ils tombent sur des patrons véreux qui refusent de les payer. Quand ils mangent, ce sont des miettes. Présidente d’une fédération de vingt-deux associations de femmes spécialisées dans le maraîchage et la culture du riz et du maïs à Diawala, Fatou Ouattara dénonce «un désastre». «Les enfants migrants se font employer dans les champs, mais ils se dirigent de plus en plus vers les sites d’orpaillage clandestin. Là-bas, ils peuvent gagner jusqu’à 100 000 francs Cfa par jour», témoigne-t-elle. Mais le pire, c’est qu’ils se détruisent la vie dans un labeur qui les tue.
Entre avril et mai c’est la grande ruée. Les marigots étant à sec, les motos traversent allégrement la brousse pour aller vers la frontière. Venus du Burkina Faso avec la complicité des transporteurs, les enfants de la traite descendent des cars au niveau du pont où se trouve l’ex-Direction des douanes de l’Ouest, à la sortie de la ville de Banfora. Les conducteurs de taxi-moto, préalablement contactés, les attendent.
Ce 29 septembre, quatre jeunes hommes, la trentaine, sont là. Ils ont surgi de la brousse avec leurs «deux roues». Le convoyeur d’enfants sort du car en provenance de Bobo Dioulasso et part à leur rencontre. Cinq enfants dont l’âge varie entre douze et quinze ans sont là. Deux filles et trois garçons. Les jeunes gens venus à moto s’assurent auprès du routier que le compte est bon. L’un d’eux, avec son pantalon jean et son tee-shirt délavé, donne l’allure d’un planteur en route pour les champs. C’est lui qui attire l’attention, tellement il s’impatiente. «Faites vite, on va partir». Ils n’ont pas fait cinq minutes qu’ils démarrent en trombe par la piste où ils ont surgi. Avec les enfants.
Resté dans le car où on a voyagé depuis Bobo Dioulasso, on engage le dialogue avec le chauffeur et le convoyeur. Le premier lâche : «Si on ne faisait pas appel aux taxi-motos pour amener les enfants, on allait durer à la frontière à cause du contrôle de police». Les enfants n’ont pas de papier. Savent-il ce qu’ils vont devenir ? Le convoyeur qui se présente comme un parent des enfants ne s’en préoccupe pas trop. «De toute façon ils ne viennent pas pour longtemps».Certains sont venus «rendre visite à de la famille expatriée». Les filles elles, vont à Yopougon, une commune d’Abidjan, «pour faire du commerce».
Quatre heures plus tôt, à la gare de Bobo Dioulasso, du côté du Burkina Faso, les enfants avaient servi une autre version quand on a engagé la discussion au début du trajet. Alain était clair sur le motif de son voyage. «Je vais travailler dans l’or et gagner beaucoup d’argent», confiait-il. L’orpaillage clandestin, tout comme le travail dans les plantations de coton et de cacao constituent un même miroir aux alouettes pour ces jeunes migrants. Tous pensent s’enrichir au labeur. Malheureusement, dans bien des cas, ils vont vers les pires formes de travail. Les victimes restent marquées jusqu’à l’âge adulte. Les témoignages ne manquent pas.
Deux jours avant le voyage retour pour Abidjan, on a rendez-vous avec d’anciens enfants travailleurs migrants. A Kodeni, secteur 19, il est plus facile de se faufiler à moto dans les ruelles de ce quartier précaire de Bobo Dioulasso. Il est 19h et le soleil brûle encore comme du feu. On entre dans une maison en terre battue. Une demeure de deux pièces où vit Sawadogo Seydou, un père de famille remonté contre la traite des enfants. Depuis l’âge de 15 ans il porte les stigmates de ce passé douloureux.
Au Secteur 19, son histoire est connue de tous. Un groupe d’amis l’entoure, quand il ressasse sa mésaventure. «Je travaillais tous les jours, y compris le dimanche. Je dormais dans une pièce sans porte, à même le sol. La nuit, les insectes me piquaient. Tout le long de l’année je mangeais du kabato (pâte à base de semoule de maïs), sauf les jours de fête pendant lesquels j’avais le privilège de goûter au riz. On était six garçons du même âge. On nous avait promis 75 000 F de salaire par année. On n’a rien perçu». Seydou a fui avec ses compagnons. Il travaillait dans un campement à la lisière de Daloa, une ville du Centre-Ouest de la Côte d’Ivoire. «Avec le recul, je me rends compte que ce n’est rien, 75 000 francs par année». Aujourd’hui il prêche contre la traite des enfants mais doute que son appel soit entendu.
La filière dogon
En tout cas pas par Daouda Sankara, habitant du Secteur 19. Ce dernier est fier de son neveu, manœuvre dans une plantation à Abengourou. «Les échos qui nous parviennent de lui sont positifs. Il ne se plaint pas des conditions de travail. Après la récolte, nous recevons un peu d’argent, entre 50 000 et 75 000 FCfa». Ce pécule aide la famille à assurer les frais d’éducation et de santé des autres enfants restés sur place.
Tout le monde n’a pas la «chance» de ce neveu. Les victimes de la traite subissent les desiderata de réseaux bien organisés. Des personnes sur place au Burkina Faso ou au Mali recrutent les enfants, sans toujours en informer les parents. Ils ont des contacts avec d’autres personnes en Côte d’Ivoire à qui ils réfèrent les enfants pour l’acheminement. «C’est dans les gares que les «prises» sont déversées puis récupérées par les esclavagistes», témoigne Diarra Bassekou, secrétaire permanent du Conseil des Maliens de Côte d’Ivoire. A l’immeuble Le Mali, dans le Plateau d’Abidjan où se trouvent ses bureaux, il refuse d’en dire plus. Réserve diplomatique oblige. C’est par une autre source qu’on apprend qu’un avis de recherche est émis par le ministère des Affaires étrangères du Mali contre une personne d’ethnie Dogon, résidant à Daloa. «C’est elle qui s’entend avec les transporteurs pour faire venir les fillettes et les placer comme filles de maison. L’affaire est sue des autorités. Cette personnes sait qu’on la recherche, donc elle se cache», précisera l’informateur.
On apprend aussi que les enfants maliens victimes de la traite sont à 80% d’ethnie dogon. Et l’ambassade malienne confirme qu’une forte colonie dogon séjourne en Côte d’Ivoire. «Les Dogons prennent leurs frères pour venir travailler en Côte d’Ivoire dans l’orpaillage. C’est le phénomène des jeunes filles qui est nouveau», éclaire M. Bassekou. A l’en croire, l’âge des victimes varie entre 12 et 18 ans.
L’ampleur du fléau a poussé un groupe de jeunes de l’ethnie à s’organiser. Leur association opère au niveau des gares. Elle aide les gendarmes à détecter les enfants mineurs dans les cars pour les en extraire et prévenir la brigade des mineurs. Mais rien ne prouve que les fillettes ne vont pas revenir. Certaines ont été maintes fois appréhendées.
Les transporteurs, les forces de l’ordre et un ministre indexés
Le trafic d’enfant est lucratif. Des conducteurs de taxi-motos ont pu se bâtir des maisons et des soupçons pèsent sur les transporteurs indexés eux aussi comme des complices de la traite. Adjoint du chef de gare de Sito à Ouangolodougou, Sawadogo Boukari témoigne : «Il arrive que les chauffeurs fassent descendre des passagers en cours de route pour les reprendre après la frontière. Nous avons cependant reçu une note de service qui nous met en garde contre la traite des enfants. Quand certains passagers n’arrivent pas à justifier que les gosses qu’ils ont sont les leurs, ils sont retournés».
Mais pour Ouatara Zana Seydou, chef de gare de Sama Transport à Ouangolodougou, il faut chercher les trafiquants ailleurs que chez les transporteurs. Pour lui, la porosité des frontières relève d’un déficit de vigilance des forces de sécurité. Tuo Oumar, chef de projet à l’Association nationale d’aide à l’enfance en difficulté (Anaed), opine : «Les taxi-motos ne sont pas contrôlés. Les gens se faufilent à travers la frontière sans sourciller. Les conducteurs mettent un enfant devant et deux derrière et il passent la frontière». Sous le couvert de l’anonymat, un agent des douanes à Pogo, à la frontière avec le Mali, confirme et ajoute : «Nous n’avons pas de mandat pour agir. On ne peut qu’assister à ce qui se passe, impuissants».
Le rôle de la Douane est de contrôler les marchandises. Il appartient à la gendarmerie et à la police de contrôler les identités des passagers. Au poste de Pogo, les agents de sécurité se refusent à tout commentaire. Un policier consent juste à lâcher : «C’est vrai qu’on nous accuse de laxisme, mais je ne parlerai pas ; nous n’avons pas d’autorisation pour parler à la presse.» Au bureau des Douanes de Pogo, le chef de brigade Anoh Ehui Richard admet une collaboration entre les corps qui renforce la surveillance. «Nous travaillons toujours en collaboration. Si quelque chose leur échappe, nous pouvons rattraper. Un enfant ne peut pas monter dans le car sans un parent à côté. Dans de cas pareils, nous interpellons la gendarmerie et la police. C’est à eux de gérer la procédure. On accuse les forces de l’ordre de laxisme par ignorance. Mais dans toute corporation il y a des brebis galeuses…» C’est peut-être le talon d’Achille.
En Côte d’Ivoire il n’y a pas de vide juridique en matière de protection des enfants. C’est l’application des lois qui pose problème. En avril 2013, un mini-car venant de la zone de Mankono, au Nord-Ouest du pays, a été intercepté par la gendarmerie. A son bord, 46 enfants dont 19 garçons. «Pendant l’audition des enfants, la gendarmerie a reçu un coup de fil d’un haut placé de l’administration judiciaire. Ce dernier a demandé qu’on libère les enfants parce qu’il subissait lui aussi une pression d’un ministre de la République alors qu’il s’agissait d’un véritable cas de traite», dénonce un travailleur humanitaire de l’Anaed. A l’en croire, le ministre en cause avait des proches parmi les adultes qui transportaient les enfants.
Au bureau de l’Unicef, on appréhende le phénomène de manière plus globale, dans le contexte des migrations internationales, transfrontalières et internes. «Certains partent en quête de meilleures opportunités, d’autres cherchent la sécurité, veulent échapper à la guerre, aux persécutions, à la violence, à la pauvreté etc.», lit-on dans un rapport sur la migration des femmes et des enfants dans l’espace Cedeao. Au bout de leur course, ils auront quitté un enfer pour un autre enfer.
Sihindou Coulibaly, préfet du département de Ouangolodougou : «Les esclavagistes changent de stratégies …»
Le prefet de Ouangolo préconise un document de voyage pour les enfants.(photo: Nesmon De Laure)
«En Côte d’Ivoire, la volonté politique pour résoudre la traite transfrontalière des enfants est affirmée et affichée. Nous continuons de faire des propositions au gouvernement. On peut dire que nous sommes avancés dans la lutte car nous continuons de traquer les esclavagistes. Ils changent de stratégies en utilisant des motos, mais nous ne baissons pas les bras. La lutte doit être nationale et pas seulement locale. Nous avons pris un arrêté pour interdire la circulation des taxis-motos sur notre territoire. Du côté du Burkina Faso, les gens réagissent positivement. Mais les conducteurs de motos maliens ne sont pas contents parce que la pratique leur permet de gagner de l’argent. Nous les comprenons. Mais nous devons aussi assurer la sécurité. C’est à partir des taxis-motos que des ex-combattants ivoiriens partaient se faire enrôler pour combattre du côté des djihadistes au Nord Mali.»
Diarra Bassekou, secrétaire permanent du Conseil des Maliens de Côte d’Ivoire: «Une autorisation parentale est nécessaire avant de traverser la frontière»
«La traite des enfants maliens a changé de visage et il y a trop de laxisme du coté malien. On s’est rendu compte que des transporteurs vont jusque dans les zones de Bandiagara, de Gon et dans les petits villages de Bankass pour dire aux parents qu’ils peuvent envoyer leurs enfants travailler à Abidjan, parce qu’il y est facile de gagner de l’argent. Dix-huit enfants ont été pris il y a six mois par la brigade des mœurs. Ils ont confisqué le car et arrêté des convoyeurs au niveau de la préfecture de police d’Abidjan.
«Une autorisation parentale est nécessaire avant de traverser la frontière. Cette autorisation doit préciser la destination finale des enfants, les noms des personnes chez qui ils viennent doivent être mentionnés. Quand la brigade des mineurs nous appelle pour récupérer des enfants, on n’a même pas de lieu où les garder. On est obligés de demander aux transporteurs de payer leur transport retour au Mali. Ils les font alors souvent descendre à Yamoussoukro et reviennent. Deux ou trois fois, le consul a délégué des personnes pour accompagner ces enfants jusque chez le sous-préfet de Bankass, dans la zone de Bandiagara, mais après on retrouve les enfants à Abidjan.
«Tous les enfants qui viennent sont maltraités. Souvent elles sont battues. Il y a une qui est morte dans nos mains et on ne connaissait même pas ses parents. Finalement c’est à Zégoua, à la frontière du Mali, qu’on les a retrouvés. Là-bas, personne ne savait qu’elle était ici.»