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Lutte contre les migrations irrégulières: La Mauritanie, (bon) pandore de l’UE

La Mauritanie est restée, des décennies durant, à la fois zone de destination et de transit pour les migrants ouest-africains à l’aventure hors de leur pays. Atteinte de plein fouet par ce déferlement de « clandestins » débarqués de pirogues de pêche sur les côtes des Canaries, l’Union européenne (Ue) décide de mettre en place, en avril 2006, un dispositif de surveillance : Frontex. Cette agence de gestion des frontières extérieures de l’Ue (hélicoptères, vedettes de surveillance et Garde civile espagnole), est chargée d’enrayer les départs en pirogue et les naufrages en mer (1).

Frappée par une crise sans précédent, Nouadhibou se meurt. Après les fastes périodes qui permirent, à Port-Etienne, d’être le point d’attraction de nombre de Mauritaniens et d’étrangers, le grand pôle du Nord se retrouve plongé dans une situation économique inextricable. La Snim, société minière jadis véritable Etat dans l’Etat, se débat dans des problèmes de trésorerie. La crise du fer et le malaise social, ajoutés à la mauvaise gestion, ont fini par avoir raison du géant mauritanien. Le secteur halieutique est également atteint par la morosité ambiante. Nouadhibou est devenu un cimetière d’épaves navales échouées, monceaux de ferraille rouillée… L’Eldorado a laissé place aux mirages et à la misère.

Prise d’assaut par des centaines de migrants subsahariens en quête de mieux-être, Nouadhibou s’est insérée dans le dispositif Frontex. Une école est transformée, durant l’été 2006, en centre de rétention, bientôt rebaptisé « Guantanamito », par les migrants qui y sont transférés, avant d’être reconduits aux frontières sénégalaises et maliennes. Le déploiement de ce vaste dispositif de contrôle des côtes atlantiques semble avoir fonctionné, puisque le nombre des arrivées aux Canaries a clairement diminué, ces dernières années : moins de 7 000, en 2009, contre 36 000 en 2006, selon les chiffres de Frontex (2).

Stratégie nationale de gestion de la migration et des frontières

En 2011, la Mauritanie s'est dotée, avec l'appui de l'Ue, d'une Stratégie nationale de gestion de la migration et des frontières. Celle-ci prévoit, notamment, la pénalisation des réseaux clandestins, le renforcement des contrôles frontaliers, l’actualisation et l’adaptation des dispositifs législatifs et réglementaires ou, encore, l’intégration de la dimension « migration » dans les stratégies de développement (3). Cette vision propose une approche intégrée de la migration et de la gestion des frontières. Unique en son genre, le document sert désormais de référence pour toute la sous-région.

Au-delà de l'aspect sécuritaire, il est prévu une meilleure compréhension de la migration et sa contribution au développement du pays.

La stratégie vise aussi à mettre en avant le rôle de la diaspora mauritanienne. Elle veut élaborer un recensement des associations de la diaspora, afin de mieux les impliquer dans les actions de développement du pays. Plus de 400 millions d'UM (un million d'€) permettront de faciliter le passage des personnes aux frontières, ainsi que les échanges commerciaux. Elle prend également en compte les menaces sécuritaires qui pèsent sur la région, et l'importance de la maîtrise des frontières dans la lutte contre le terrorisme.

De fait, les menaces sont de plus en plus complexes. La Mauritanie se situe dans une zone géographique, le Sahel, où non seulement le terrorisme mais, aussi, le crime « ordinaire » – trafics de drogue, d’armes, d’humains et autres contrebandes – ont pignon sur sable. Le crime s’est notablement organisé. Avec une frontière, terrestre, de cinq mille kilomètres et, maritime, de plus de huit cents, la question de leur sécurisation se pose avec acuité, pour la Mauritanie.

Pour un si vaste pays nanti de si peu de moyens, en termes démographique et étatique, c’est difficile à gérer. La frontière avec le Mali, au Sud-est, fait preuve d’une porosité singulière à réduire prioritairement. Les postes-frontières sont trop éloignés les uns des autres. Il y en a quarante-sept sur les cinq mille kilomètres de frontière terrestre. Un poste tous les cent six kilomètres, c’est trop peu. La Stratégie nationale de gestion intégrée des frontières mauritaniennes entend, non seulement, réduire physiquement cette porosité mais, aussi, mieux former les agents frontaliers à leurs droits et devoirs, leur apprendre à distinguer les délinquants des victimes, notamment celles de traite humaine.

« Nous avons construit et équipé une vingtaine de postes-frontières à travers le pays », déclare madame Anke Strauss, chef de mission de l’Organisation Internationale des Migrations (OIM) en Mauritanie. « Et formé, de surcroît, plus de trois cents agents de police et gendarmes à la bonne gestion des frontières et de la migration. Nous soutenons, également, des projets dans le domaine de la lutte contre la traite des personnes, la stabilisation des communautés qui accueillent les réfugiés maliens, la migration et le développement ».

De l’avis des autorités mauritaniennes, « le contrôle amélioré des frontières n'entravera pas la libre circulation des personnes. Il permettra de protéger les migrants qui se déplaceront dans un cadre légal, conforme aux normes internationales qui font valoir leurs droits. Pour appuyer la Mauritanie dans la mise en œuvre de cette stratégie, l'Ue va apporter une aide financière, sans contrepartie, de 3,2 milliards d'UM [7,5 millions €] ». Un montant inscrit dans l’appui européen consenti, depuis 2006, dans la gestion de la migration, des frontières et de la sécurité, via divers instruments, pour un montant total de plus de 6 milliards d'UM (15 à 16 millions €).

Les récriminations et autres dénonciations d’abus de pouvoir sont légion. En 2008, Amnesty International indiquait ainsi que « certaines des violations commises, à l’encontre des migrants, relèvent d’une volonté de montrer, à l’Ue et à ses États-membres, que la Mauritanie « remplit son contrat », même si cela implique la négation de certains droits fondamentaux, comme celui de ne pas être soumis à une détention arbitraire ou à de mauvais traitements » (4). Avec les contrôles imposés par l’Ue, la répression contre l’immigration illégale s’est intensifiée, avec des répercussions immédiates sur la vie des populations subsahariennes en Mauritanie. Alors qu’auparavant, les forces de l’ordre interpellaient les clandestins en « flagrant délit », soit au moment de leur embarquement en pirogue, elles les arrêtent, désormais, en amont, à domicile, dans la rue, à l’entrée de la ville ou encore sur les principaux axes du pays.

Nouadhibou, ex-plaque tournante

Nouadhibou est l’illustration de la transformation de la Mauritanie en pays d’accueil : il y a une décennie à peine, c’était un passage privilégié vers l’Europe. Aujourd’hui, c’est un point de chute économique. Certes, la plupart des pays sont, tout à la fois, des pays d’origine, de transit et de destination de la migration : on circule en tous sens, c’est devenu la normalité. Mais la Mauritanie a beaucoup fait pour lutter, avec l’aide de l’Espagne, contre la migration clandestine vers le Nord. Les chiffres ne sont plus les mêmes. De plus en plus, les gens viennent en Mauritanie pour s’y installer. C’est devenu un pays d’accueil, parce que beaucoup de migrants n’ont plus, en arrivant, les moyens de poursuivre leur route, même seulement au Maroc. Une situation amplifiée par le fait que la Mauritanie est devenue, ces dernières années, un interlocuteur privilégié de l’UE. Diverses ONG accusent l’Etat d’avoir « marchandé des accords financiers » de manière à freiner la progression des candidats à la traversée et à se départir du cliché de « plaque tournante ». Quoi qu’il en soit, c’est bien le projet Frontex qui a permis d’anéantir le phénomène et de démanteler les filières.

« Les autorités mauritaniennes ont entrepris d’énormes efforts en vue de réguler et contrôler les frontières du pays », explique encore Anke Strauss. « Nous constatons que le flux des migrants irréguliers en partance pour les Iles Canaries est interrompu, depuis plusieurs années. Le pays est passé d’un statut de transit de migrants, à celui de destination et il est donc maintenant nécessaire de bien gérer cette nouvelle donne ».

Persistance des tentatives de rallier l’Europe par la mer

Cependant, malgré les contrôles drastiques et tout l’arsenal juridico-policier mis en place, les tentatives de rallier l’Europe par la mer persistent. Voici ce qu’en juge le docteur Ousmane Wague, maitre de conférences en sociologie, coordinateur du département philo-sociologie et intervenant dans le master « Migrations et Territoire », à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines (Université de Nouakchott) : «L'immigration clandestine, via la Mauritanie, persiste, en certaines de ses filières, même si elle a tendance à se réorienter, depuis quelque temps, plutôt vers des pays comme l'Algérie, la Tunisie et, tout particulièrement, la Libye, très déstabilisée ».

La fermeture des frontières, depuis 2007, a contribué à une augmentation du nombre des étrangers subsahariens en Mauritanie et, surtout, à un ralentissement des activités économiques à Nouadhibou, contrebalancé – de moins en moins, comme on le verra plus loin – par un certain essor des filières clandestines. Selon les sources de la police espagnole, on ne dénombrerait pas moins de quarante-cinq organisations de passeurs s'adonnant au trafic des personnes, en Mauritanie, Maroc et Sahara occidental. Lors d'une mission, il y a deux ans, à Nouadhibou, un policier chargé de la sécurité du port, évaluait le nombre de passeurs à plus de cent-vingt dont certains se seraient même installés à Las Palmas, avant le renforcement du contrôle maritime. « Des passeurs « artisanaux restent également en activité », soutient encore le docteur Wagué, «mais ce sont, surtout, des escrocs. Tout un mécanisme de traversée reste en place, témoignant de la permanence de réseaux de passeurs méconnus des autorités, travaillant avec la complicité de pêcheurs. En témoigne l'augmentation du nombre de pirogues ». Entre 1997 et 2000, il n'y en avait que mille quatre cents ; on en comptait, en avril 2013, plus de cinq mille : un effectif difficile à contrôler, au regard des moyens dont dispose la marine nationale de surveillance. « Fort heureusement, la Mauritanie est en train de s'équiper pour rattraper son retard en matière de sécurité maritime », constate cependant monsieur Wagué.

Effets dramatiques

Il est grand temps, en effet. Mais dans quel sens ? Car Frontex est aussi générateur de drames, comme le déplore El Hadj Amadou M’Bow, secrétaire général de l’Association Mauritanienne des Droits de l’Homme (AMDH). Selon lui, le nombre de décès en mer a considérablement augmenté, ces dernières années. En 2016, déjà trois mille personnes sont mortes au large des côtes libyennes et italiennes. Un Mauritanien du Guidimakha fait d‘ailleurs partie du décompte macabre. « C’est la réduction drastique des possibilités de départ à partir des côtes mauritaniennes qui a entraîné le repli des aventuriers vers la Libye ou l’Egypte. Où les routes migratoires sont beaucoup plus dangereuses... » , explique M’Bow,

Et Ibou Badiane, secrétaire général de la Fédération des associations de migrants d'Afrique de l'Ouest en Mauritanie (Famam) de renchérir : « L’instauration, par Frontex, de centres de rétention de migrants n’a évidemment pas empêché d’organiser des voyages clandestins. Par exemple, la mise en place, à Nouadhibou, du « Guantanamito » a poussé les émigrants à éviter la ville, en prenant la voie terrestre partant du Niger vers la Libye ou l’Algérie, avec des conséquences désastreuses, lors de la traversée de la Méditerranée. Pire, cette mesure prétendument sécuritaire de Frontex est, en fait, une restriction de la liberté de circulation. Car voyager est un droit international et user des centres de rétention ne vise qu’à restreindre les mouvements des personnes non-européennes. Aujourd’hui, si l’UE obtient la coopération de certains pays africains, pour freiner les flux migratoires, c’est en mettant, sur et sous la table, une manne financière conditionnée à cette fin, alors que tous ces pays devraient bénéficier de l’aide européenne au développement, sans autre condition que de l’utiliser avec discernement et transparence ».

L’augmentation, constante, des activités et des moyens de Frontex prouve, manifestement aux yeux de M’Bow, l’échec des politiques migratoires européennes. Les dirigeants du Nord s’obstinent dans leur stratégie d’étouffement, en rendant ce dispositif financièrement autonome. Son budget annuel a atteint 97 millions d’euros en 2014, avec un prévisionnel 2015 à plus de 114 millions d’euros. «Son nouveau mandat, très avancé, va encore restreindre », dénonce M’Bow, « les mouvements des populations, non seulement par rafles, expulsions et violations systématiques des libertés, à domicile et sur les lieux de travail, mais, aussi, par le biais de tortures physiques et morales, sans oublier la destruction des moyens de subsistance ».

L’Amdh est engagée, avec dix-huit autres associations de la Société civile européenne et africaine, dans une campagne internationale dénommée « Frontexit », pour faire annuler le dispositif européen. Lancé en 2013, Frontexit vise à informer et dénoncer les violations des droits humains auxquelles donnent lieu l’agenda de Frontex. Les membres de cette action citoyenne sont préoccupés par le manque de transparence des activités de l’agence, particulièrement dans ses relations avec les États non-UE, et par l’absence de contrôle démocratique sur ces formes de coopération. Ces pratiques renforcent les risques de violations des droits humains, risques inhérents à la mission statutairement extérieure de Frontex – FRONTières EXtérieures… – loin des regards européens. En raison de la dilution des responsabilités, cette dernière semble entièrement reposer sur le Sénégal et la Mauritanie, dont les agents nationaux participent directement aux opérations.

A Nouadhibou, le boom économique engendré par les opportunités océanes a très nettement cédé la place, en cette année 2016, à un net ralentissement des activités économiques : après les déboires de la pêche artisanale, c’est la traversée qui relève, désormais, de l’aléatoire. « Personne ne peut plus passer par la mer, pour remonter, vers les Canaries, à partir de Nouadhibou », tranche Abdoulaye N’Diaye de la Fédération de la pêche artisanale (section Nouadhibou). Depuis le pic de 2013, les achats de pirogue sont en constante diminution. Tous les secteurs d’activités (location de chambres ou maisons, restauration, etc.) sont en chute libre. Par contre, les rafles se sont multipliées ».

Le Calame numéro 1036, du 27 juillet 2016

En collaboration avec l’Institut Panos Afrique de l’Ouest

Notes

1) Choplin Armelle et « Migrations et recompositions spatiales en Mauritanie » ; Lombard Jérôme, « Nouadhibou du monde, ville de transit... et après ? », Afrique contemporaine, 2008/4 n° 228, p.151-170. DOI : 10.3917/afco.228.0151

2) Armelle Choplin, « Quand la mer se ferme : Du transit au post-transit migratoire en Mauritanie »

Université Paris-Est Marne-la-Vallée

3) Stratégie nationale de gestion de la migration et des frontières

4) Rapport d’Amnesty International (2008) qui dénonce les mauvais traitements à l’encontre des migrants à Nouadhibou et les mauvaises conditions de vie dans le camp de transit surnommé « Guantanamito ».