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Emigration: Ces violences subies par les femmes dont personne ne veut en parler

Elle est jeune. A peine la trentaine dépassée. Elle ne jouit plus de ses facultés mentales. A plusieurs reprises, elle s’est attaquée à un membre de sa famille avec une violence qu’on ne lui a jamais connu.  M. K. a été envoyée à l’âge de 15 ans chez des parents qui vivaient dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. Elle devait y aller travailler pour constituer son trousseau de mariage. La crise ivoirienne a été d’une telle violence dans le secteur où elle vivait qu’elle y a subi un traumatisme psychologique grave. Outre le fait qu’elle a été une prisonnière sexuelle d’un des groupes engagés dans le conflit ivoirien, M. K aura été le témoin oculaire de plusieurs assassinats atroces. Ses parents sont aujourd’hui convaincus que ces évènements expliquent son état de déséquilibrée mentale qui les pousse souvent à l’interner à l’hôpital psychiatrique de Bamako.  Malheureusement, M.K n’est pas un cas isolé.

En pleine expérimentation de l’équité genre, le phénomène de l’émigration s’est renforcé au Mali en se caractérisant par une féminisation d’un fait qui, jadis, était surtout visible chez les hommes. Aujourd’hui, les associations maliennes de défense des droits de migrants reçoivent régulièrement des cas de femmes ayant subi des violences sur le parcours migratoire. Mais personne et même les victimes ne veulent parler des «crimes» qu’elles ont subis. Ce dont est convaincu le président de l’Association malienne des expulsés (Ame), Ousmane Diarra, c’est que l’accroissement des flux de l’émigration irrégulière et le durcissement des conditions d’accès au territoire européen est l’une des causes de l’exposition des migrantes à toutes sortes de violences, notamment sexuelles.

«Il est quasiment impossible d’avoir un visa pour émigrer vers l’Europe. Les candidates à l’émigration font le choix du long et difficile trajet à travers le Sahara pour rallier les côtes du sud de l’Europe via les pays maghrébins. De par leur statut de femme, elles constituent une catégorie vulnérable», note-t-il. Là où le visa Schengen coûte 60 euros (environ 40 000 F Cfa), la traversée du désert voire les chemins parallèles peuvent coûter plus de 3 millions de F Cfa, ajoute-t-il pour noter : «N’eussent été les politiques européennes, moins d’un million de francs aurait suffit pour se rendre en Europe afin de travailler ou étudier. Mais ce qu’on voit aujourd’hui pousse les candidates à l’émigration sur des chemins dangereux et les destine à des trafiquants qui leur font subir toutes sortes de violences. Avec la crise au nord du Mali, certaines sont même enlevées pour devenir des esclaves sexuelles dans la main des groupes armés».

Dans ses bureaux de Gao et de Bamako, l’Ame est habituée à recevoir des expulsés maliens. Les témoignages qui y sont reçus concernent souvent des violences physiques ou morales, mais les violences sexuelles, notamment le viol ou d’autres formes d’exploitation à travers la prostitution forcée, ne sont pas rares. Dans ses souvenirs reste encore la cas d’une migrante malienne victime de violences sexuelles, qu’il a rencontrée en 2010 à Gao : « Mlle ND avait été embarquée dans une aventure qui devait la conduire en Algérie, en compagnie d’un groupe de jeunes gens. Elle ne se doutait de rien. Mais elle se rendra compte que ses compagnons d’infortune avaient une pierre à la place du cœur. En plus de l’avoir violée à tour de rôle, ils l’ont délestée de tout ce qu’elle avait comme argent. Désabusée, n’ayant plus rien pour continuer sa route, elle s’était installée à Gao pour pratiquer le plus vieux métier du monde. Elle gère un lupanar, devenant une sorte de tutrice pour de nombreuses migrantes qui ont choisi de rallier l’Europe en passant par le Sahara et le Maghreb. Elle fait tout pour les dissuader et les garder pour la bonne marche de ses affaires. L’ancienne victime s’est transformée en «bourreau», même si elle n’utilise pas la violence physique », confie M. Diarra.

Un autre souvenir concerne le cas d’une Camerounaise. «Elle est arrivée au Mali sans attache familiale, mais avec la ferme volonté de devenir malienne pour pouvoir faciliter sa traversée du Sahel puis du Sahara. Contre sa volonté, mais par nécessité, elle s’est laissée exploiter sexuellement  par un agent des force de sécurité dans l’espoir d’avoir les documents de voyage maliens». Les cas se succèdent dans les propos de M. Diarra, mais l’anonymat est de rigueur. D’où la difficulté de documenter les cas de violences sexuelles subies par des filles ou des femmes. «Nous estimons à 1% voire 2% le nombre des femmes parmi les expulsés maliens. Mais ce chiffre ne doit pas être réel. Nombreuses sont celles qui se cachent une fois rentrées au pays. Par pudeur, elles préfèrent se terrer que de venir témoigner sur les violences qu’elles ont subies au cours de leur parcours migratoire », estime M. Diarra.

Migrantes  subsahariennes, la traversée du Maghreb  n’est  pas  sûre

Un rapport publié en mars 2010 par Médecins Sans Frontières (Msf), intitulé «Violence sexuelle et migration», met sur la place publique «La réalité cachée des femmes subsahariennes arrêtées au Maroc sur la route de l’Europe ». Le document est sans appel. «Une femme sur trois prise en charge par Msf à Rabat et Casablanca a admis avoir subi un ou plusieurs épisodes de violence sexuelle », indique le rapport, qui souligne que «l’usage de la violence sexuelle devient ainsi une des pratiques violentes les plus courantes subies par les femmes dans le contexte des migrations ». La frontière entre l’Algérie et le Maroc est l’un des coins les plus dangereux. En effet, «59% des 63 femmes interrogées qui sont passées par Maghnia pour rejoindre Oujda ont subi des violences sexuelles», indique le document.

Ville algérienne, Maghnia, de par sa position géographique, est incontournable. Proche du Maroc, elle est le point de ralliement de tous les réseaux de passeurs de migrants qui veulent accéder au Royaume chérifien par Oujda. En attendant le départ pour l’Europe.  Président de l’association Initiative migration et développement (Imgrad) qui intervient dans la défense des droits des migrants, Oumar Sidibé explique la violence particulière qui y règne par le fait que la frontière entre le Maroc et l’Algérie est un nid de migrants en situation d’échec. «Nombre de cas de violences sexuelles sont dus à la précarité et à la vulnérabilité des migrantes», explique-t-il, révélant l’existence d’un réseau de kidnappeurs qui occupent des villes dans le Sahara. «Ils n’hésitent pas à enlever les migrantes et à demander une rançon aux parents pour leur libération. La rançon peut atteindre souvent le million de francs Cfa».

Trésorier et secrétaire à la Communication de l’Association Retour-Travail-Dignité, une association malienne de défense des droits des migrants, Oumar Kéïta ajoute : «Financièrement épuisées, les femmes sont à la merci des passeurs qui leur font toutes sortes de chantages pour  avoir des relations sexuelles avec elles. En tout cas pour celles qui veulent continuer l’aventure». Ancien candidat à l’émigration, il fait partie des jeunes qui ont  fait de Ceuta et Melilla, au milieu des années 2000, un symbole de l’échec de la gestion des flux migratoires entre l’Afrique et l’Europe. Selon lui, «vous trouverez difficilement une migrante malienne qui va décrire les violences qu’elles a subies, par pudeur. Mais nous avons été témoins de certaines situations». Un souvenir l’a marquée lors d’une traversée du Sahara marocain. «Nous avions un compatriote qui avait des yeux pour une femme depuis notre départ de Dakar. Mais au fur et à mesure qu’on s’approchait de la ville de Laâyoune au Maroc, le compatriote, convaincue d’une proche séparation avec la demoiselle, a voulu utiliser la manière forte. N’eut été ma présence et mon intervention musclée, il allait l’a violer».

Au cœur de ces violences, les soucis sont surtout tournés vers les pays arabes d’où des violences de toutes sortes sont rapportées. «Nous avons des témoignages de femmes migrantes qui nous ont fait la révélation  qu’elles ont reçu des assauts répétés de leurs employeurs et des agressions de leurs épouses dans des pays arabes. Mais c’est dans la migration irrégulière que les femmes sont les plus exposées. Des passeurs les violentent. Les forces de sécurité aux frontières aussi. Je me rappelle qu’au Maroc nous étions installés dans une petite forêt loin de la ville, attendant que nos passeurs nous donnent le feu vert pour continuer. Pendant les dix-huit jours passés dans cette forêt, des hommes en uniforme venaient enlever les femmes toutes les nuits aux environs de 22 heures et ne les ramenaient que vers 4 heures du matin. Nous imaginions tous ce qui se passait alors», révèle M. Keïta, qui ne manque pas de s’emporter : «Il est temps que nous comprenions que nous faisons vivre des réseaux de trafiquants au prix de nos vies !»

 Dans son bureau du Haut conseil des maliens de l’extérieur, Mme Diarra Mariam Savané, chargée de la Promotion du genre et de l’autonomisation des femmes tire le signal d’alarme : «Nous  déconseillons  aux  candidates à l’émigration d’emprunter les chemins qui les exposent à des violences. Il n’est pas normal qu’un groupe de femmes et d’hommes décide d’aller à l’extérieur sur des chemins parsemés d’embuches, dans des voyages qui peuvent durer plus de deux mois. Cela peut aboutir à des situations indésirables, voire des violences indescriptibles». Même son de cloche du côté de la Délégation des Maliens de l’extérieur : «Nous conseillons aux candidates à la migration d’emprunter la voie légale. Dans ce cadre, le ministère des Maliens de l’extérieur organise, depuis 2009, avec l’appui de ses partenaires, notamment l’Union européenne et l’Organisation internationale des migrations, des campagnes nationales de communication sur les risques et dangers liés à la migration irrégulière», indique Mohammad  Ahmad  Sangaré, Délégué général adjoint des Maliens de l'extérieur.  Avant de proposer comme solution « la prise  en compte d’initiatives  à l’échelle nationale et internationale  pour  la  prévention des violences  et  la protection des migrantes telles que l’égalité des sexes et le respect des Droits de l’homme. Malheureusement une clandestine par essence ne peut pas toujours porter plainte. Elle a trop peur de se voir expulser. De ce fait, les crimes d’un autre âge que subissent les migrantes continueront de rester impunis».

 Assane Koné