A l’issue d’un long et périlleux périple qui l’a conduit de l’Afrique de l’Ouest à l’autre rive du Détroit de Gibraltar, l’immigré subsaharien foule enfin le sol de l’espace européen, le plus grand marché du travail dans le monde. Immédiatement, il se rend compte qu’il vient de débarquer dans un Etat de droit mais aussi dans un territoire semé d’embûches. Dès les premières heures de son séjour, il est approché par une armée de volontaires de la Croix Rouge, d’agents en uniforme de différents corps, interprètes, assistants médicaux, de juges, mais aussi par des Ong pro-immigrés et organismes humanitaires. Il se rend aussi compte qu’aucun chef d’entreprise n’est venu à son accueil. Pourtant, dans son projet migratoire, vient en tête des priorités l’accès le plus tôt possible à un emploi.
Comme tout autre citoyen, il sera appelé, à scruter les possibilités que lui offre le marché du travail, vaincre les barrières plantées par l’arsenal juridique sans tomber dans l’illégalité, et, triompher de l’intolérance. Est-il possible de concrétiser tous ces objectifs? Comment se comporte-t-il face à la discrimination professionnelle ? Est-il facile de trouver un emploi en Espagne dans l’actuelle conjoncture de récession? Seul un emploi stable et bien rémunéré permet, dans une société de consommation européenne, d’esquiver le spectre de la précarité, l’exclusion sociale et l’invisibilité. C’est le défi à relever dans un marché du travail structuré et régi par une panoplie de textes législatifs et réglementaires. La constitution espagnole prévoit de ce fait l’égalité des chances pour tous les citoyens y compris les immigrés en situation régulière. Mais, dans quelles conditions ?
Les pouvoirs publics sont tenus de « supprimer les obstacles qui empêchent ou entravent leur plein épanouissement et de faciliter la participation de tous les citoyens à la vie politique, économique, culturelle et sociale. (Constitution d’Espagne, Article 8)
Les maudits « papiers »
La vie de l’immigré en Espagne peut être comparée à un jeu de vases communicants. Elle se résume en l’obtention, dans les meilleurs délais, de la carte de résidence et du permis de travail. Les deux documents sont la condition sine qua non pour régulariser sa situation, exercer dans des conditions légales et bénéficier des avantages et garanties prévus dans la loi et le Statut des travailleurs. La validité de sa carte de résidence est sujette à un contrat de travail. C’est l’astuce introduite par le législateur dans la « Loi Organique 4/2000 sur les Droits et libertés des étrangers en Espagne et leur intégration sociale », promulguée le 11 janvier 2000. La même loi a été révisée en 2003, 2009 et 2011 dans l’objectif de réguler le marché du travail, lutter contre l’immigration irrégulière et le trafic d’êtres humains. Elle est intervenue en pleine crise des pirogues (« cayucos » pour les médias espagnols) coïncidant avec les tentatives de mettre sur pied le Plan d’action pour l’Afrique subsaharienne (Plan Afrique : 2006-2008).
Pour le subsaharien, qui a débarqué dans la péninsule ibérique dans des conditions irrégulières ou muni d’une carte de refuge/exil, l’espoir d’accès immédiat à un emploi se rétrécit. D’ailleurs, de lourdes peines d’amende sont prévues en cas d’embauche d’étrangers en situation irrégulière. Commence ainsi la grande bataille des « papiers ».
Se présenter à la première heure aux administrations compétentes tout en s’assurant un emploi informel pour survivre, est une obsession et une course d’obstacles sans fin pour l’immigré. Cette angoisse va durer des mois sinon des années. « Je suis en Espagne sans papiers depuis 11 ans. J’ai tout tenté et présenté en vain plusieurs fois les documents sollicités», résume Rambo. Dénommé « Le Capitaine », ce nigérian de 45 ans, célibataire, vient de recevoir une « réponse positive » en avril dernier pour entamer la procédure de régularisation de sa situation. Il s’est adressé à un cabinet d’avocats, expert en la loi des étrangers pour se dépêtrer des soucis de l’imbroglio bureaucratique. « Rambo » déplore les 17 ans passés loin de son pays, dont six au Maroc, avant de passer sur l’autre rive du Détroit à bord d’une « patéra ». « J’ai trop souffert en Espagne à cause de l’indifférence des voisins, des fonctionnaires et faute de communication avec le grand public », reconnaît-il dans un ton empreint de profonde tristesse. « Le Capitaine », qui a élu comme poste de travail l’entrée d’un supermarché à Madrid, offre ses services de porteur et gardien de voitures des clients. Il fait partie des dizaines de milliers de subsahariens qui peuplent les places publiques dans l’espoir d’avoir le fameux « NIE » (voir encadré).
L’astuce de l’enracinement social
La majorité des sans-papiers peuvent,, pour la régularisation de leur situation, justifier leur présence en Espagne pour la « sollicitude d’une autorisation de résidence temporaire ». Ce document est attribué à des immigrés en Espagne qui ont exercé un emploi, ont des liens familiaux ou sont intégrés socialement dans ce pays. Désignée par le terme « enracinement », c’est une formule juridique apportée par le législateur sous la pression des organisations humanitaires en vue de mettre un terme au drame des sans-papiers, faire face au déficit en main d’œuvre et éviter les déportations et expulsions massives d’étrangers.
Pour Antonio Diaz de Freijo, Directeur de l’association “Karibu, Amigos del pueblo africano”, qui s’active dans l’accueil et l’assistance aux immigrés en difficulté, près de 80% des subsahariens interceptés sur les côtes espagnoles ne sont pas rapatriés devant la difficulté de déterminer leur nationalité. « Pour accéder à des documents valables et suffisamment convaincants pour s’installer légalement et s’intégrer en Espagne, le Subsaharien doit opter pour la voie d’enracinement », suggère-t-il.
En dépit de la bonne volonté du législateur, l’administration demeure fidèle à l’orthodoxie bureaucratique en exigeant une liste interminable de pièces à fournir pour la sollicitude d’une permission de résidence provisoire pour des raisons d’enracinement. Pour le Subsaharien, qui compte plusieurs années en Espagne sans carte de résidence, la formule de « l’enracinement professionnel, social ou familial » est une équation à plusieurs inconnues. Pour la résoudre, il doit recourir aux services des voisins, ex-employeurs, famille, assistants juridiques, municipalité, Ong, consulat et autorités de son pays d’origine. Avant tout, sa fiche d’antécédents pénaux doit être vierge (aux pays d’origine et d’accueil). Dès le départ, l’opération « enracinement » est marquée par la directive générale de la politique migratoire espagnole qui révèle une claire subsidiarité avec la demande du marché du travail.
Ceci démontre clairement que la stratégie du gouvernement espagnol vise à satisfaire les besoins du marché du travail au moment où se renforce l’intégration sociale des immigrés. Si celle-ci avait bien fonctionné en pleine expansion économique, l’excessive dépendance de la main d’œuvre intensive a révélé sa facette négative lorsque le panorama économique (avec le début de la récession en 2007) était défavorable à la population immigrante. Certes, la crise devient la principale difficulté d’accès à la régularisation pour le fait de dépendre de la validité d’un contrat de travail. En Catalogne, par exemple, 64,2% des sollicitudes rejetées initialement ont été, fin 2010, acceptées dans les tentatives postérieures, majoritairement en faveur des Latino-Américains et Européens. C’est dans ce panorama que le taux d’irrégularité a augmenté au sein du collectif subsaharien. Ceci est dû principalement à la complexité des conditions prévues au texte Règlementaire du 20 avril 2011 de la Loi des Etrangers.
Pour ne plus être en situation irrégulière, explique Fernando Martinez Santamaria, conseiller au gouvernement régional de Madrid, l’immigré doit retourner dans son pays pour demander in situ un visa au consulat espagnol ou recourir au principe d’enracinement. Il y a cependant des situations délicates que l’immigré devrait affronter, observe l’expert madrilène qui cite le cas de l’immigré qui arrive en Espagne muni d’un visa et de toutes les autorisations, dont un contrat de travail. « Mais si l’entrepreneur se rétracte, le travailleur immigré ne peut accéder ni au permis de travail ni à la carte de résidence parce qu’il n’a pas été affilié à la Sécurité sociale. La loi ne peut intervenir en sa faveur et l’entrepreneur sortira indemne de cette triste expérience ». Il risque fatalement de tomber dans l’irrégularité.
Pièges de la loi
L’étranger est dépourvu de toute possibilité de réclamer que lui soit concédé l’enracinement pour un séjour permanent même s’il accomplit toutes les conditions exigées dans le texte règlementaire de la Loi des étrangers, relève l’avocat du barreau de Madrid, le vétéran Onesimo Carlos Arranz García. Le texte règlementaire de la Loi des étrangers crée cependant une situation de vulnérabilité. L’immigré peut se retrouver sans défense du fait que, par exemple, dans l’entretien (pour connaître son degré d’intégration sociale), il n’est assisté ni par un avocat ni par un conseiller juridique, alors que l’administration est représentée par au moins deux fonctionnaires. « Le rapport d’insertion sociale » apparaît en conséquence comme un affront à l’étranger ainsi qu’aux droits que lui reconnaissent la Constitution espagnole et la Loi des étrangers. « Il est pratiquement impossible que l’immigré soit intégré socialement, s’il ne dispose pas de permis ou d’autorisation de résidence, d’emploi stable, d’un contrat de travail à durée indéterminée, de logement et des droits non seulement reconnus sur le papier mais exécutés et exécutables », soutient le juriste.
Il est prioritaire, propose de son côté l’avocate-activiste Arrancha Zaguirre, du barreau de Madrid, d’explorer d’autres formules possibles pour faciliter aux sans-papiers l’accès aux documents exigés et mettre un terme aux situations de persécution et pour que ces personnes puissent défendre leurs droits dans des conditions d’égalité.
Intolérance et faux préjugés
Bien qu’ils soient moins nombreux en comparaison des autres communautés d’étrangers, les Subsahariens se remarquent par leurs traits identitaires (ethnie, langues, traditions). Ils ont tendance à vivre en groupe et se distinguent par un haut indice de masculinisation. Porteurs de valeurs culturelles spécifiques, ils voient celles-ci se convertir en potentielles barrières à l’heure de solliciter un emploi. Ce sont les caractéristiques qui les rendent plus vulnérables et les précipitent, en tant que minorité, dans la ghettoïsation sociale. Passant outre ces contraintes, ils revendiquent une reconnaissance de leurs droits fondamentaux, y compris un même traitement que les autochtones en matière de travail. Issa, un Malien de 42 ans rencontré à l’Association Karibu, affirme avoir constamment la peur au ventre à cause de sa situation de chômeur chronique. Son témoignage interpelle la conscience des acteurs sociaux, législateurs et pouvoirs publics (voir encadré).
Pourtant, à peine 1% des Espagnols affirment avoir une attitude de rejet ou de violence à l’égard des immigrés, selon un baromètre d’opinion réalisé en 2003 par le Centre d’investigation sociologiques (Cis, officiel). En théorie, le Subsaharien, comme tout autre immigré, aspire à s’intégrer dans son pays d’accueil sans renier ses signes d’identité. Toutefois, les difficultés de convivialité surgissent avec force au lieu de travail. D’où l’apparition de chocs, de sentiments d’indifférence et d’apathie. En ce temps de crise, la médiatisation de l’immigration est de plus en plus simplifiée à l’image du clandestin, de l’Africain des « patéras » et du travailleur sans-papiers. Pourtant, il existe en Espagne une tendance généralisée qui milite en faveur d’une culture plurielle alors que la plupart des sondages d’opinion dissocient clairement l’immigration de la crise.
Le baromètre d’opinion du Cis, paru en juin dernier, le confirme, puisque l’immigration préoccupe seulement 3,3% des espagnols et se situe au 7e rang des principaux problèmes de leur pays bien loin derrière le chômage (76,4%). Il est ainsi logique de se demander quelle attitude devra prendre une personne à l’heure d’embaucher un Subsaharien ? Les contradictions deviennent alors apparentes au marché du travail.
Recourir à un traitement discriminatoire pour des motifs de race ou de confession, conduit inéluctablement à l’intolérance et à des attitudes racistes qui renforceraient l’exclusion professionnelle de l’immigré et la marginalisation de sa famille en termes de santé, d’éducation et de loisirs. Touré (Côte d’ivoire, 34 ans), venu en Espagne en 2007 muni d’un contrat de travail, vit constamment ce drame : « je suis en situation légale, mais à l’heure de demander un emploi, je suis écarté pour la couleur de ma peau ou sans explication ». Il considère qu’il est « victime de mauvais traitement au travail, de discrimination, de faute de considération et de confiance».
Le Subsaharien est confronté à un autre type d’exclusion lorsque l’entrepreneur décide, pour le choix, d’autres procédés discriminatoires et xénophobes telle l’embauche sélective sur recommandations d’organisations sociales ou politiques. Ceci intervient dans un Etat où les partis politiques s’abstiennent de se déclarer ouvertement xénophobes ou racistes. Comme l’ont confié des porte-paroles régionaux de Sos Racisme, nous avons relevé malheureusement le recours, pour justifier les mesures d’austérité dans les dernières campagnes électorales, à des préjugés telle la menace que représenterait l’immigration pour le bien-être social. C’est une attitude rejoint le discours de la haine de certains partis politiques européens d’extrême droite.
L’hostilité au marché du travail à l’égard de l’immigré se justifie fondamentalement par l’attitude des autorités, qui adoptent des mesures protectionnistes et d’exclusion des estrangers d’un éventail d’activités. De là, la problématique du travail des immigrés ne peut être analysée uniquement dans la doctrine des droits humains, mais aussi dans le respect de la nouvelle conception qui revendique l’égalité des chances au marché du travail. Dans certains cas, les tribunaux de justice interviennent pour exiger de l’entrepreneur d’expliquer le mode de sélection de ses employés. Comme le dispose la loi 4/2000, une discrimination indirecte de l’immigré au marché du travail est sanctionnable.
Les résultats d’une enquête que nous avons menée avec l’appui de l’Institut Panos Afrique de l’Ouest (Ipao) à Madrid, révèlent que les salaires des subsahariens peu qualifiés sont inférieurs à ceux des autochtones pour le même travail et dans la même entreprise. Ce qui est évident est que le salaire moyen des étrangers est inférieur de 49% à celui des autochtones, selon la Statique du marché espagnol de travail et retraites (officiel). « Sincèrement, je suis très mal payé à l’entreprise par rapport à mes collègues espagnols», affirme avec amertume Vincent (Cameroun, 24 ans dont 6 ans en Espagne). Son compatriote Charles (39 ans, dont 11 en Espagne), considère qu’il a la chance d’exercer dans une entreprise où il n’existe pas de discrimination salariale. « Je refuse d’être exploité bien que mon horaire de travail soit un peu plus prolongé », reconnaît-il. Antoine (Côte d’ivoire, 38 ans dont 16 en Espagne) se plaint de « faire le même boulot que les autochtones pour un salaire inférieur ». La même injustice est assumée avec stoïcisme par Pedro Mba (Guinée Equatoriale, 30 ans dont sept en Espagne) qui considère qu’il est « victime du système légal espagnol et du statut des travailleurs ».
Ces témoignages déboutent le préjugé selon lequel le travailleur étranger fait concurrence à l’autochtone. Jusqu’au déclenchement de la crise, en 2007, acteurs sociaux et opérateurs économiques se félicitaient de la contribution des immigrés à l’épanouissement de l’activité économique en tant que main d’œuvre complémentaire. Les niches professionnelles, « petits boulots » et services sociaux, jadis abandonnés par les nationaux, constituent désormais une activité de survie pour la main d’œuvre subsaharienne en prévision de l’accès à un emploi stable et mieux rémunéré. Ceci revient au fait qu’ils occupent des emplois très demandés et de basse qualification non couverts par les nationaux. C’est la raison pour laquelle, les secteurs employant une nombreuse main d’œuvre sont les plus touchés par la crise, tels le bâtiment, le commerce, l’agriculture et le travail domestique. Pourtant, au début de juillet dernier, 9,8% des affiliés à la Sécurité sociale étaient étrangers.
En aucun cas, l’immigré ne sera responsable de la baisse de productivité de l’entreprise s’il est engagé dans des conditions précaires pour un emploi temporaire et de basse rémunération. « C’est déplorable de faire face à un climat de discrimination dans le sens d’intégration et en termes de droits humains et de services sociaux ». C’est avec ces termes que Fran (Cameroun, 21 ans dont 5 en Espagne) résume l’amertume qui règne au sein du collectif subsaharien.
Mohamed Boundi
(Correspondance particulière de Madrid avec le concours de l’Institut Panos Afrique de l'Ouest)