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Émigrations irrégulières: Les nouveaux chemins de l’enfer

Louga, en raison de sa configuration géographique (centre-nord du Sénégal), de la diversité et du brassage de ses populations (Wolofs et Peulhs en majorité) et de la précarité économique ambiante (absence de tissu industriel viable) se singularise au plan historique comme un espace d’intenses mobilités. Dans les années 1980-90, cette région du Ndiambour, comme toutes les régions du Sénégal, a été frappée de plein fouet par les effets des sécheresses à répétition. Comme si la crise dans le monde rural ne suffisait pas à sa peine, la région de feu Djily Mbaye (Ndlr : un ancien milliardaire sénégalais qui avait émigré vers plusieurs pays africains) boit le calice des politiques d’ajustement jusqu’à la lie.

Le «moins d’Etat, mieux d’Etat» jette à l’aventure des milliers de jeunes qui délaissent champs et classes pour un avenir meilleur. La première vague connaît plus ou moins de succès. La deuxième génération de migrants, adepte du «Barça wala barsax» voit les frontières de l’Europe se fermer progressivement à ses yeux, avec la complicité de son gouvernement. Tout cela dans un contexte régional marqué par la persistance de la pauvreté, des difficultés économiques et les conflits endémiques et, d’autre part, dans un contexte international caractérisé par le durcissement des politiques migratoires dans de nombreux pays de destination et par un contexte sécuritaire marqué par la floraison de mouvements terroristes et autres groupuscules en tout genre.

Les premières amènent les candidats à trouver de nouveaux schémas de parcours. En effet, pour contourner le fameux «Barça wala barsax», les candidats en arrivent à imaginer de nouveaux chemins qui défient toutes les théories en matière de migration : braver les obstacles sécuritaires, traverser des pays en crise pour se retrouver de l’autre côté de l’atlantique, quitte à y laisser sa vie.

Walf Quotidien, en collaboration avec l’Institut Panos Afrique de l’ouest (Ipao), jette un faisceau de lumière sur ce monde interlope où se côtoient passeurs sans scrupules, intermédiaires cupides et émigrants naïfs, donne la parole aux experts pour un regard dépouillé sur ce fléau des temps modernes et défriche la nouvelle destination des migrants : l’Amérique latine.

CONVOYAGE ILLEGAL DE MIGRANTS

Posologie et mode d’emploi

Phénomène aussi ancien que l’Humanité, elle-même, l’émigration est ancrée dans la culture et les mœurs du Ndiambour-Ndiambour. Par souci de garder la tête hors des flots dans un environnement économiquement hostile ou par simple effet de mode, le Lougatois a fini par personnifier l’envie de prendre le large. Cette envie effrénée du voyage a fini par faire naître des vocations voire un nouveau boulot, jusque-là inconnu du répertoire des métiers : celui de passeur. Où sont-ils établis ? Comment opèrent-ils ? Walf Quotidien tente de percer le mystère.

A l’instar de l’école, dans certaines contrées, l’émigration est perçue à Louga comme un ascenseur social. Et tous les moyens sont bons pour actionner ce levier : la tontine de maman, l’usurpation de fonction ou d’identité (passer pour un artiste ou pour son propre frère)… La chronique judiciaire de Louga bruisse de ce fait divers à la fois triste et hilarant où une mère de famille, soucieuse de la réussite de son fils, a détourné la tontine du quartier pour permettre à ce dernier d’émigrer. C’est que, ici, la fin justifie les moyens. Et quels que soient les labyrinthes ou les obstacles dressés, le génie lougatois est réputé capable de repousser les frontières voire les lois de la nature, elle-même.

L’instauration du visa dans les années 1985-86, l’application de mesures anti-immigration draconiennes (lois Pasqua, par exemple) ainsi que la mise en place récente du Frontex (pour endiguer la vague migratoire par pirogue des années 2005-2006), du visa biométrique n’ont pas été suffisamment dissuasives pour décourager les velléités migratoires des jeunes lougatois. Qui, faute de pouvoir prendre leurs pirogues sur les plages de Potou, Lompoul ou de Saint-Louis ont trouvé la parade : prendre une voie de contournement qui passe par le Niger, la Libye pour aboutir sur les bords de l’Atlantique.

La fin justifie les moyens

Cette voie est devenue un créneau porteur où se côtoient candidats à l’émigration et passeurs sans scrupules. Baye Djily Fall et Bouba Diagne (noms d’emprunt) y ont trouvé aujourd’hui un tremplin, un gagne-pain. L’un et l’autre partagent la même ville natale : Louga. Ils ont le même «métier» : convoyeur. Mais, leurs méthodes diffèrent. Etabli dans le Maghreb où il opère depuis quelques années, Baye Djily a le mode opératoire très rodé. «Je suis basé en Algérie. Pour les jeunes qui quittent Louga, je leur fournis  juste une adresse. Pour le reste, ils se débrouillent. Ils doivent s’exprimer en français ou en anglais pour faciliter leur voyage», explique-t-il par téléphone. «Une fois  arrivés à Agadès (Niger), le candidat me saisit via un numéro que mon collaborateur qui est à Louga lui fournit. En ce moment, il a le choix entre passer par  l’Algérie ou par la Libye. Mais, la majeure partie de mes clients choisissent de passer par la Libye», ajoute-t-il.

Au pays de feu Mouammar Kadhafi, le candidat à l’émigration devra ronger son frein. Il a, en effet, l’obligation de patienter pendant au moins une semaine, tout dépendant de la disponibilité des bateaux ou pirogues  et de l’arrivée de l’argent nécessaire à son transport et au règlement des «honoraires» du passeur. «Quand tout ceci est réglé, je le mets en contact avec un autre passeur, c'est-à-dire le gérant de la pirogue ou du bateau. Dès qu’il arrive en Europe, il doit se débrouiller seul car notre contrat sera arrivé à son terme», déclare, un brin cynique, Baye Djily.

Salim Guèye l’a appris à ses dépens. Ce jeune candidat à l’émigration, véritable «rescapé» du système, une fois arrivé en Europe et le reliquat remis au passeur, a perdu tout contact avec ce dernier. «Arrivé en Espagne, j’ai appelé ma personne de confiance établie à Louga», informe Guèye. Une formalité nécessaire pour libérer les fonds. Puis, fin du contrat ! Baye Djily résume donc ainsi son rôle :  «Moi, je facilite juste le contact entre le propriétaire du bateau ou de la pirogue et mon client.»  Un point, c’est tout !

Quant à Bouba Diagne, passeur établi à Louga, il est encore resté fidèle à l’ancien système. Un système qui allie semblant de légalité, intermédiaires et faux acteurs. Selon ce dernier, «les pays de destination varient selon les clients. Mais, en général, les pays les plus prisés sont l’Espagne et l’Italie», embraie-t-il. Pour les modalités, le passeur souligne que le nombre de personnes n’est pas si important que cela. Mais il peut rassembler jusqu’à cinq clients qui doivent payer, selon les destinations, entre  4,5 et 5 millions. Ce qui leur permet, garantit-il, de se retrouver au Portugal, vu ici comme un pays de transit. Après une semaine dans ce pays, ils sont «dispatchés» dans les pays européens.

Entre 4,5 et 5 millions, le ticket

Pour le paiement, Diagne s’assure que le candidat au voyage détient la somme demandée. Ensuite, tous deux se rendent chez un commerçant ou un homme de confiance à qui l’argent est confié. A partir de ce moment, c’est le passeur qui va s’occuper du dossier du client en essayant d’obtenir une invitation pour lui auprès de son contact qui se trouve à l’étranger. Pour l’obtention du visa, il fait passer souvent ses clients pour des artistes, des vacanciers au des joueurs de football au niveau des consulats. Et là, c’est la comédie qui entre en jeu. «On les informe bien du rôle qu’ils vont jouer au cas où on leur poserait la question sur leur expérience», dit-il, pince sans rire. Cet obstacle franchi, le client arrivé à destination appelle le passeur et l’homme garant pour que, enfin, le passeur puisse rentrer dans ses fonds. «C’est une sorte d’+arrivée payée+», résume Babou Diagne.

Dans les pays de destination, il y a toujours un contact qui sert à donner suite au travail du passeur établi à Louga. Mais, pas pour longtemps. «Une fois sur place, le client ne bénéficiera pas longtemps du service du contact. Alors, il va se débrouiller seul s’il se trouve qu’il n’a pas de contact sur place», informe Diagne. Qui tempère : «Mais, en général, il est rare de rencontrer ce genre de situation. Car la majeure partie des migrants ont une connaissance dans leur pays de destination, en particulier en Europe», ajoute-t-il.

En un mot comme en mille, le modus operandi est celui-ci : le passeur s’occupe de tout pour le client. Ce dernier n’a qu’à attendre notification du jour où il pourra partir et suivre les consignes qui lui sont données par son passeur. Et, étape oh combien importante, passer à la caisse.

TEMOIGNAGE: LOUGA-AGADES-TRIPOLI

Bathie Pène dessine l’odyssée

Le voyage entre le Sénégal et la Libye n’est pas qu’une petite promenade de santé. Loin s’en faut. C’est même un chemin de croix. Bathie Pène, un candidat à l’émigration qui a vu son rêve européen se briser en Libye faute de ressources suffisantes, dessine le chemin du désert. «Le trajet se fait comme suit, partant de Louga. On a deux options. Soi, quitter Louga, passer par Kaolack (centre du pays), ainsi de suite. L’autre option, c’est de faire Louga-Dakar, ensuite prendre un bus pour le Niger. C’est mon cas. Une fois arrivé au Niger, j’ai pris un autre bus pour Agadès avant de prendre un Pick-up pour un voyage qui a duré sept jours dans le désert», raconte le jeune Bathie qui a retrouvé son métier de cordonnier. Un voyage de tous les dangers parce que, le contexte sécuritaire saharo-sahélien aidant, les malfaiteurs dictent leur loi sur tout le passage. «On avait été attaqué par un groupe de touaregs. Heureusement pour nous, comme on était en nombre -le voyage se fait en groupe à bord de pick-up- on s’en est sorti sans trop de bobos», se souvient le jeune Ndiambour-Ndiambour.

Mais, contrairement à ce que pensent les coupeurs de routes, les migrants ou, en tout cas les plus futés d’entre eux, ne sont pas des coffres forts ambulants. «Si on est bien informé, on n’amène avec soi que la somme qui va servir pour les transactions. C’est-à-dire ce qui vous permettra de payer votre trajet jusqu’en Libye. Sur place, on appelle quelqu’un (un homme de confiance laissé à Louga, Ndlr) qui va envoyer le reliquat qui permet de prendre un bateau ou une pirogue. En général, les gens qui galèrent au Niger ou en Libye sont ceux qui n’auront pas reçu la somme demandée à temps. Une somme qui s’élève à 750 000 francs Cfa», détaille-t-il.

L’argent n’est pas le seul obstacle. Des efforts physiques incommensurables sont aussi requis du candidat pour espérer entrevoir le bout du tunnel. «Entre le Niger et la Libye, il y a un trajet de 30 à 45 km qu’il faut obligatoirement faire à pied. Cela vous prend deux à trois jours de marche», informe Bathie. Arrivé en Libye, les passeurs réclament  au migrant 300 000 pour une pirogue et 400 000 pour la traversée en bateau. Une somme dont Bathie Pène ne disposait plus. Son homme de confiance laissé à Louga lui ayant joué un mauvais tour, le cordonnier a été contraint de rebrousser chemin pour reprendre place sous son hangar du populeux quartier Montagne de la capitale du Ndiambour où, les yeux rivés sur les talismans et autres chaussures en quête de seconde jeunesse, il raconte sa mésaventure à qui veut bien l’écouter.   

TROIS QUESTIONS A…

ALY TANDIAN, MAITRE DE CONFERENCES A L’UGB, SPECIALISTE DES MIGRATIONS

«Au Niger, la présence de jeunes sénégalais est fortement visible»

Maître de conférences, Aly Tandian est enseignant-chercheur au Département de Sociologie de l’Université Gaston Berger du Sénégal où il est fondateur du Groupe d’études et de recherches sur les migrations et faits de sociétés (Germ).Ses recherches actuelles portent, notamment, sur l’étude du phénomène des migrations au sujet duquel i

 Les pirogues semblent faire place nette aux filières terrestres (Niger, Libye...) En tant que chercheur sur les migrations, avez vous fait ce constat ?

Aly TANDIAN : Les candidats à l’émigration ont souvent une longueur d’avance sur les politiques. Peu importe qu’ils soient des acteurs ou des législateurs. Des moyens importants ont été mobilisés pour surveiller les côtes ouest Africaines alors que les filières terrestres sont investies à souhait. Chaque jour avec son lot de jeunes qui se rendent en Libye en passant d’une part par Bilma, Dirkou, Aney, Djado, Madama, etc., au Niger. Sinon c’est par le Mali ou le Burkina Faso. On ignore nos frontières ou bien on ne s’intéresse pas à ce qui s’y fait. Ce que je peux dire, c’est que dans certains espaces, au Niger, la présence de jeunes Sénégalais est fort visible. Et, malheureusement, le transit pensé auparavant par le candidat à la migration peut facilement se transformer en installation, faute de moyens et par la honte de retrouver sa famille les mains vides. Je pense qu’il ne faut pas non plus minimiser la sévérité, l’agressivité, la culture de paraître de nos sociétés. Kou amoul boko (les démunis n’ont pas leur place, Ndlr) ! Yako Yor (Vous êtes l’homme de la situation) ! Et finalement, c’est la course effrénée pour «faire du buzz» et être sous les feux de la rampe. Ce faisant, la migration est pour certains un raccourci pour se réaliser et gagner en prestige aux yeux de leurs pairs.

Etes-vous au courant de victimes et de leur nombre ?

Des victimes, on en connaît en quantité importante. Pour un léger rappel, je travaille sur les migrations depuis plus de 20 ans ! Seulement cela ne me donne pas les compétences d’avancer un nombre exact de victimes car il est quasi impossible de saisir avec exactitude les migrations irrégulières. En outre, avec la porosité de nos frontières et le caractère sacré du voyage dans nos pays, on ne connaît pas exactement ceux qui partent et parfois même ceux sui sont de retour. Vous savez, le retour malheureux ou les petits retours ne se fêtent pas. Bref, le caractère dissimulé et irrégulier des migrations ne facilite pas la connaissance du nombre de victimes.

 «Le transit pensé auparavant par le candidat à la migration peut facilement se transformer en installation, faute de moyens et par la honte de retrouver sa famille les mains vides»

Quelles sont les nouvelles routes de la migration et les nouveaux pays de destination ?

Les routes vers l’Europe demeurent encore celles qui sont les plus empruntées par les Sénégalais candidats à la migration. Seulement, ce sont les manières de les entreprendre qui ont légèrement changé ainsi que les profils des acteurs. A ce jour, les résultats des recherches nous apprennent que les candidats à la migration sont devenus de plus en plus jeunes avec une présence de femmes non négligeable et un capital professionnel très varié et parfois assez riche. Bref, nous avons des filières migratoires très complexes et qui perturbent toutes les hypothèses naïvement élaborées par les politiques, qu’elles soient d’ici ou d’ailleurs. Des stratégies sont quotidiennement élaborées, des distances parcourues et traversées malgré les moyens technologiques mobilisées pour surveiller les déplacements des candidats à la migration.

Depuis «Barça ou Barsaax», il ne se passe pas une dizaine de jours sans que des départs ou arrivées de candidats à l’émigration ne soient annoncés depuis l’Afrique, l’Europe ou ailleurs. Justement, on continue par paresse à penser que les filières migratoires se limitent à la dynamique Europe-Afrique alors que la ruse des migrants dits irréguliers ou clandestins est en avance sur les législations. Au moment où nous nous focalisons sur les destinations comme Ceuta, Melilla, Lampedusa, etc. les nouvelles filières migratoires sénégalaises se sont orientées vers les Amériques.

EN PERSPECTIVE BRESIL, ARGENTINE, EQUATEUR

La tentation latino-américaine

«Depuis quelque temps, la tendance est d’aller vers le Brésil ou l’Argentine». Le scoop est lâché. Et c’est Babou Diagne qui vend la mèche. On aurait quelque scrupule à en douter s’il n’était confirmé par l’enseignant-chercheur Aly Tandian)(voir son interview) et le migrant établi en Argentine, Abdou Sarr. «Brésil et Argentine sont les destinations privilégiées des jeunes originaires de Louga, Diourbel et de Kaolack», certifie Aly Tandian, enseignant à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, expert en étude des migrations.

Abdou Sarr, lui, en est une parfaite illustration. Ce jeune lougatois, faute d’Europe, s’est rabattu sur l’Argentine. Question de goût ou sale tour joué par un passeur ? Difficile d’en savoir davantage vu que le jeune migrant, joint par WhatsApp au pays de Maradona où il se trouve, s’est montré plus que discret.

Comme l’Argentine, d’autres pays d’Amérique latine voient arriver tous les jours des jeunes Sénégalais candidats à la migration. «C’est le cas de l’Equateur qui accueille facilement, car ce pays reconnaît dans sa Constitution la libre mobilité ainsi que le principe de citoyenneté universelle. Pas besoin de visa pour s’y rendre. L’Equateur se fait promoteur de la citoyenneté universelle et de la libre mobilité et les candidats à la migration ont bien compris cela et pas forcément ceux qui surveillent nos frontières», informe Pr Tandian.

Dans la nouvelle configuration de la géopolitique des migrations, l’Equateur, malgré sa législation favorable, semble servir juste de tremplin. En effet, «à partir de l’Equateur, les migrants sénégalais et bien d’autres migrants subsahariens se rendent en Colombie, au Panama, au Costa Rica, au Nicaragua, au Guatemala et enfin au Mexique en attendant de rejoindre les Etats-Unis par la ville de Tijuana, dernière ville mexicaine avant de se rendre à San Diego à côté de Los Angeles en Californie», souligne-t-il.

Pour couronner le tout, les statistiques du Hcr montrent que, pour l’année 2010, entre cinq et 40% du total des demandes d’asile effectuées dans de nombreux pays d’Amérique latine ont été déposées par des personnes originaires notamment d’Afrique. Dans le passé, ces pays accueillaient quasi exclusivement des réfugiés originaires de pays de la région, tout spécialement la Colombie.